Un Monde Sans Fin
ça, c’était de sa faute à elle. Elle s’était cassé le
dos pour que Wulfric rentre sa moisson à temps, dans le vain espoir de lui
faire comprendre qu’elle serait pour lui une meilleure épouse qu’Annet. Tout au
long de l’été, elle avait creusé sa propre tombe ! Tels étaient les propos
qu’elle se tenait en traversant le cimetière qui jouxtait l’église. Pourtant,
si c’était à refaire, elle n’hésiterait pas un instant. L’idée de laisser
Wulfric lutter seul lui était insupportable. Quoi qu’il arrive, pensa-t-elle
encore, il saura toujours que, sans moi, il ne serait parvenu à rien. Mais
c’était une maigre consolation.
La plupart des villageois étaient déjà rassemblés dans
l’église. Nathan n’avait guère eu besoin de les presser. Chacun souhaitait être
le premier à exprimer ses respects au nouveau seigneur, à découvrir s’il était
jeune ou vieux, laid ou beau, joyeux ou morose, intelligent ou stupide et,
par-dessus tout, s’il était bon ou cruel. Sa personnalité affecterait
directement leurs vies tant qu’il resterait leur seigneur, quelques années
seulement ou des décennies. S’il était intelligent, il ferait de Wigleigh un
village heureux et prospère. S’il était idiot, il les accablerait d’impôts et
de dures punitions ; il prendrait des décisions hasardeuses ou injustes.
L’une des toutes premières décisions qu’il allait devoir prendre concernait
l’héritage de Wulfric.
Le brouhaha des conversations s’estompa dès que le tintement
de l’attelage se fit entendre derrière la porte fermée de l’église. Les
salutations obséquieuses de Nathan parvinrent assourdies aux oreilles de
Gwenda. Leur succéda un timbre autoritaire. Ce seigneur était un grand homme,
se dit-elle avec confiance. Et jeune, apparemment. Tous les regards se
tournèrent vers l’entrée quand la porte de l’église s’ouvrit à toute volée.
L’homme qui pénétrait dans les lieux n’avait pas plus de
vingt ans. De haute taille, il était vêtu d’un coûteux pardessus en laine et
portait à la ceinture un poignard et une épée. Son expression était celle de la
fierté. Il semblait heureux d’être le nouveau seigneur de Wigleigh, bien que
l’on perçoive un certain manque d’assurance dans son regard hautain. Il avait
des cheveux sombres et bouclés. Mais un nez cassé défigurait son beau visage.
À sa vue, Gwenda demeura bouche bée. C’était Ralph
Fitzgerald.
*
La première cour de justice seigneuriale présidée par Ralph
se tint le dimanche suivant.
Dans l’intervalle, Wulfric avait manifesté un tel abattement
que Gwenda ne pouvait le regarder sans sentir les larmes lui monter aux yeux.
Il se traînait lamentablement, le regard à terre, les épaules affaissées. Lui
que l’on croyait infatigable, qui avait travaillé tout l’été avec la régularité
d’un cheval de labour sans jamais se plaindre, n’était plus maintenant que
l’ombre de lui-même. Il avait fait tout ce qu’un homme peut faire. Désormais,
son sort dépendait du bon vouloir du seul être sur terre qui le haïssait.
Gwenda aurait voulu trouver des mots d’espoir, lui redonner
courage, elle en était incapable. Les seigneurs étaient souvent mesquins et
vindicatifs, et ce qu’elle savait de Ralph ne l’incitait pas à le croire
magnanime. Enfant, il était déjà stupide et brutal. Elle n’avait pas oublié
comment il avait tué son chien avec l’arc et la flèche de Merthin. Rien ne
laissait présager qu’il ait changé en mieux.
Il avait emménagé au manoir avec un solide écuyer du nom
d’Alan Fougère, en compagnie duquel il buvait le meilleur vin, mangeait les
poules et pinçait les seins des servantes avec le dédain propre aux gens de sa
classe.
Le fait que le bailli ne tente pas de renégocier son
pot-de-vin à la hausse renforça les craintes de Gwenda. Visiblement, Nathan
s’attendait à un refus du seigneur.
Annet, aussi, semblait douter des chances de Wulfric. Elle
ne rejetait plus gaiement ses cheveux en arrière, elle ne se déhanchait plus,
elle ne faisait plus tinter son rire à tout moment. Gwenda espérait que Wulfric
ne le remarquerait pas – il n’avait pas besoin de s’inquiéter davantage. Mais
elle voyait bien que le soir, il rentrait de chez les Perkin d’humeur taciturne
et, semblait-il, plus tôt que par le passé.
Le dimanche matin, à la fin de la messe, elle le vit remuer
les lèvres, les yeux fermés. Probablement
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