Un Monde Sans Fin
été élu par les moines, pas par les
marchands ! La ville dépend peut-être du prieuré, mais le prieuré existait
ici bien avant qu’il y ait seulement une bourgade. Nous n’avons pas besoin de
vous pour exister.
— Exister comme un bastion isolé, et non pas comme le
cœur d’une ville débordant d’activité. »
Caris jugea bon d’intervenir : « Vous voulez
certainement que Kingsbridge retrouve sa prospérité, Godwyn, sinon vous ne
seriez pas allé à Londres vous opposer au comte Roland.
— Je suis allé devant la cour royale de justice afin de
défendre les droits antiques du prieuré. Ce que j’essaie de faire ici même, en
ce moment.
— C’est de la trahison pure et simple ! s’indigna
Edmond. Nous vous avons soutenu en tant que prieur parce que vous nous avez
incités à croire que vous construiriez le pont !
— Je ne vous dois strictement rien ! répondit
Godwyn. Ma mère a dû vendre sa maison pour m’envoyer à l’université. Où
étiez-vous alors, mon oncle fortuné ? »
Que Godwyn puisse conserver en lui une rancœur vieille de
dix ans stupéfia Caris. Quant à Edmond, il devint froidement hostile :
« Je ne crois pas que vous disposiez de quelque droit que ce soit pour
obliger la population à utiliser votre foulon ! »
Surprenant le regard qu’échangeaient Godwyn et Philémon,
Caris comprit qu’ils en étaient parfaitement conscients. Godwyn déclara :
« Il a pu y avoir des périodes où les prieurs ont généreusement autorisé
les habitants à utiliser notre moulin gratuitement.
— C’était un don du prieur Philippe à la ville.
— Je ne sais rien de cela.
— Vous possédez forcément un document dans vos archives. »
Godwyn se fâcha. « Les habitants ont laissé ce moulin tomber en ruine pour
que le prieuré paye les réparations. C’est suffisant pour invalider n’importe
quel don. »
Caris devina alors que son père avait raison : Godwyn
s’était aventuré sur des sables mouvants. Il était tout à fait au courant du
don accordé par le prieur Philippe, mais il avait décidé de faire comme s’il
n’en savait rien. Edmond lança une ultime tentative. « Nous pouvons
sûrement régler cette question à l’amiable.
— Je ne reviendrai pas sur mon édit, décréta Godwyn.
J’aurais l’air d’être faible. »
Voilà donc ce qui le tracassait, la crainte de déchoir en
changeant d’avis, de ne plus être respecté par les habitants de la ville.
Paradoxalement, son obstination venait d’une sorte de timidité. Cette
découverte laissa Caris ébahie.
Edmond poursuivait : « Nous voulons, l’un comme
l’autre, nous épargner le désagrément et les frais d’une autre visite devant la
cour royale. »
Godwyn se raidit. « Me menaceriez-vous d’un procès en
justice ?
— J’aimerais l’éviter. Mais...»
Caris ferma les yeux, priant pour que les deux hommes ne
poussent pas leur dispute jusqu’à de telles extrémités. Sa prière ne fut pas
exaucée.
« Mais quoi ? » lança Godwyn sur un ton
provocateur.
Edmond laissa échapper un soupir. « Si vous interdisez
aux habitants d’effectuer le foulage chez eux et les forcez à utiliser votre
moulin, je ferai appel au roi.
— Qu’il en soit ainsi ! » répliqua Godwin.
34.
Le cerf qu’ils apercevaient entre les branchages était en
réalité une biche d’un an ou deux, aux muscles joliment dessinés sous son doux
pelage. Cherchant à atteindre une touffe d’herbe sèche, elle tendait le cou
entre les branches d’un buisson, tout au bout de la clairière. Le tapis de
feuilles mortes, détrempé par la pluie, avait étouffé les pas des chevaux que
montaient Ralph Fitzgerald et Alan Fougère, et leurs chiens étaient dressés à
ne pas faire de bruit. Pour cette raison, mais peut-être aussi parce qu’elle
concentrait toute son attention sur ce tendre fourrage, la biche ne les avait
pas entendus approcher.
Ralph qui l’avait aperçue le premier la désigna à Alan qui
portait son arc. Celui-ci fit passer les rênes dans sa main gauche et s’empara
de l’arme avec une rapidité qu’expliquait seule une longue pratique. En
l’espace d’un battement de cils, il eut placé une flèche sur la corde et tira.
Les chiens furent plus lents à la détente. Ce ne fut
qu’après avoir entendu la corde vibrer et la flèche siffler dans les airs
qu’ils réagirent. Orge, la chienne, se mit à l’arrêt, la tête dressée et les
oreilles
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