Un Monde Sans Fin
s’écria Philippa avec
un désarroi sincère. Ce Ralph est un animal, un porc, un sanglier. Je savais
bien qu’il n’aurait jamais dû être adoubé chevalier. J’avais pourtant dit à mon
beau-père de ne pas l’élever à ce rang.
— Il est bien dommage que le comte Roland ne vous ait
pas écoutée.
— Et le fiancé réclame justice, je suppose. »
Gwenda laissa passer une pause, hésitant à faire le récit
détaillé d’une histoire aussi compliquée. Puis elle se dit que ce serait une
erreur que de ne pas agir en toute sincérité. « Annet est mariée, en
effet, ma dame, mais à quelqu’un d’autre.
— Et qui a eu la chance d’épouser ce beau jeune
homme ?
— Il se trouve que c’est moi.
— Je te félicite.
— Mais Wulfric est venu, lui aussi, avec le mari
d’Annet, pour témoigner. »
Philippa posa sur Gwenda un regard appuyé comme si elle
voulait faire une remarque, puis elle se ravisa et dit simplement :
« Comment se fait-il que vous soyez venus chercher protection auprès du
seigneur William ? Wigleigh n’est pas de sa juridiction.
— L’affaire s’est déroulée dans la forêt. Le comte a
déclaré que c’était sur les terres du seigneur William et qu’il n’était pas
habilité à se prononcer sur le sujet.
— C’est un prétexte. Roland peut juger à sa guise
n’importe quelle affaire. Tout simplement, il ne souhaite pas châtier un homme
qu’il a lui-même adoubé récemment.
— Le prêtre de notre village est venu avec nous pour
raconter au seigneur William ce qui s’est passé.
— Et qu’attends-tu de moi ?
— Vous êtes une femme, vous comprenez ces choses. Vous
savez que les hommes se trouvent toujours de bonnes excuses pour violer une
femme. Ils prétendent qu’elle leur a fait les yeux doux ou qu’elle les a
provoqués.
— Oui.
— Si le seigneur Ralph n’est pas puni, il risque de
recommencer. Et je serai peut-être alors sa prochaine victime.
— Ou moi, dit Philippa. Tu devrais voir ses yeux quand
il me regarde. On dirait un chien fixant une oie sur l’étang. »
Ces paroles encourageantes incitèrent Gwenda à
poursuivre : « Peut-être pourriez-vous faire entendre au seigneur
William combien il est important que Ralph ne demeure pas impuni. »
Philippa inclina la tête. « Je pense pouvoir le
faire. »
Sammy avait cessé de téter et dormait paisiblement. Gwenda
se leva. « Je vous remercie, ma dame.
— Je suis heureuse que tu sois venue me trouver »,
répondit Philippa.
*
Le seigneur William les convoqua dans la grande salle le
lendemain matin. Dame Philippa siégeait à ses côtés, au grand bonheur de Gwenda
qui espéra que son regard amical cherchait à lui signifier qu’elle avait
rapporté leur conversation à son époux.
De haute taille, William avait les cheveux noirs de son
père. Toutefois, la calvitie le guettait. Associé à sa barbe fleurie et à ses
noirs sourcils, le dôme nu de son crâne lui donnait un air d’autorité réfléchie
correspondant à sa réputation. Il examina les taches de sang sur la robe
d’Annet et les meurtrissures sur ses bras. Elles avaient perdu leur rougeur
inquiétante et viré au bleu. Néanmoins, elles suscitèrent chez dame Philippa
une fureur muette. Gwenda imagina qu’elle se représentait la scène :
l’écuyer musclé immobilisant une jeune fille pour que son seigneur puisse la
violenter plus commodément.
William s’adressa à Annet : « Jusqu’ici, tu as
pris les justes mesures. Tu es allée immédiatement au village le plus proche
montrer tes blessures à des hommes de bonne réputation et tu as désigné ton
agresseur. Maintenant, tu dois présenter une requête à un juge de paix du
tribunal du comté de Shiring.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? s’enquit Annet
d’une voix angoissée.
— Une requête est une plainte rédigée en latin.
— Je ne sais pas écrire en anglais, seigneur, comment
pourrais je écrire en latin ? »
— Le père Gaspard le fera à ta place. Le juge
présentera ta requête devant un jury d’accusation, et tu leur raconteras ce qui
s’est passé. Tu en seras capable ? Sache qu’ils te poseront peut-être des
questions embarrassantes. »
Annet hocha la tête avec détermination.
« S’ils te croient, ils ordonneront au shérif d’amener
le seigneur Ralph devant la cour pour être jugé. À ce moment-là, tu auras
besoin de deux garants, c’est-à-dire de gens qui déposeront en gage
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