Un Monde Sans Fin
capitale, elle éprouvait
l’agréable sentiment de leur être supérieure.
Si elle avait des craintes, celles-ci se concentraient sur
la personne de son avocat, Francis le Lettré. C’était un jeune homme bien
informé et très sûr de lui, à l’instar des membres de sa profession, se
disait-elle. Blond et de petite taille, vif et toujours prêt à en découdre
oralement, il évoquait à Caris un oiseau effronté qui picore des miettes sur le
rebord de la fenêtre en chassant méchamment ses rivaux. Il les avait assurés,
son père et elle, que leur cas ne pouvait être contesté.
Naturellement, Godwyn avait pour défenseur Grégory
Longfellow, juriste blanchi sous le harnais grâce à qui, l’an passé, le prieuré
avait gagné l’affaire l’opposant au comte Roland. En comparaison, l’avocat
d’Edmond et de Caris était un inconnu. Toutefois, ils détenaient une arme
redoutable et comptaient bien s’en servir pour estourbir le prieur.
Si Godwyn avait conscience d’avoir trahi Caris, son père et
la ville de Kingsbridge tout entière, il ne le montrait pas. Lui qui s’était
toujours présenté comme un réformateur impatient de bouleverser le train-train
cher au prieur Anthony, lui qui s’était attaché à donner de lui-même l’image
d’un homme attentif aux besoins de la ville et désireux d’apporter la
prospérité à ses moines aussi bien qu’aux marchands, voilà qu’en l’espace d’une
année il avait fait volte-face au point qu’il était aujourd’hui plus
traditionaliste que le prieur auquel il avait succédé. En éprouvait-il de la
honte ? Pas la moindre, et Caris s’en étouffait de colère chaque fois qu’elle
y pensait.
Le prieur n’avait aucunement le droit de forcer les
habitants à utiliser son foulon. Les autres obligations auxquelles il se
plaisait à les soumettre – comme celle de posséder un moulin à bras, un étang à
poissons ou des lapins de garenne – pouvaient se justifier sur le plan
juridique, quand bien même elles étaient d’une sévérité outrageante. Mais le
foulon, non ! Son utilisation devait se faire à titre gracieux, et Godwyn
le savait parfaitement. Croyait-il toute tromperie pardonnable du moment
qu’elle visait à servir le Seigneur ? Assurément, en matière d’honnêteté,
un homme de Dieu devrait se montrer encore plus scrupuleux qu’un laïc.
Elle en débattit avec son père tandis qu’ils arpentaient le
tribunal en attendant que leur affaire passe en jugement. Sa réponse fut la
suivante : « Je ne fais jamais confiance aux hommes qui proclament
leur moralité du haut de la chaire. Ces belles âmes trouvent toujours une
excuse pour briser les règles qu’elles ont elles-mêmes instituées. Je préfère
être en affaire avec un brave pécheur qui pense qu’à long terme il a tout
intérêt à dire la vérité et à tenir ses engagements. Parce que je suis certain
qu’il ne changera pas d’avis. »
Dans des moments comme celui-ci, lorsque Edmond retrouvait
son esprit d’antan, Caris se rendait compte combien son père avait vieilli. Ces
derniers temps, il n’était plus aussi judicieux et vif qu’autrefois. Le plus
souvent, il était étourdi et distrait. Probablement avait-il commencé à
décliner depuis un certain temps déjà sans qu’elle s’en aperçoive ? Cela
expliquerait qu’il n’ait pas prévu l’effondrement des cours de la laine.
Après plusieurs jours d’attente, ils furent appelés devant
sieur Wilbert Wheatfield, le même juge au teint rose et aux dents gâtées qui
avait jugé l’affaire opposant Kingsbridge au comte Roland, l’an passé. À peine
Caris le vit-elle prendre place sur son banc, le long du mur est, que sa
confiance se mit à s’effriter. Qu’un simple mortel puisse détenir une telle
puissance était proprement terrifiant. Qu’il prononce un jugement en faveur de
Godwyn, et ses nouveaux desseins s’en trouveraient compromis, son père serait
ruiné et personne n’aurait plus les moyens financiers de faire construire le
nouveau pont.
Puis, quand son avocat prit la parole, elle se rasséréna.
Francis commença par évoquer l’histoire du foulon, expliquant que sa machinerie
avait été inventée par Jack le Bâtisseur qui avait construit le premier moulin
de ce type et que, des années plus tard, le prieur Philippe avait accordé aux
habitants de la ville le droit de l’utiliser gracieusement.
Il passa ensuite à l’examen des arguments adverses que
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