Un Monde Sans Fin
Puis, toujours
aidé de la petite fille, il traîna de nouveau les cadavres dans le buisson à
feuilles persistantes.
Sur le chemin du retour, il était d’humeur joyeuse. Dans les
faubourgs de Kingsbridge, il emmena Gwenda au fossé de l’Abattoir, une rue près
de la rivière, et, là, l’installa devant un bol de bière anglaise dans une
grande taverne crasseuse qui s’appelait Le Cheval blanc, avant de disparaître
en compagnie du patron, un homme à qui il s’adressait en l’appelant P’tit
David. C’était la deuxième fois dans la même journée que Gwenda buvait de la
bière. Quelques minutes plus tard, Pa réapparut, déchargé de ses ballots.
Revenus en ville, ils retrouvèrent Ma, Philémon et le bébé à
l’auberge de La Cloche, dans la grand-rue, juste à côté du portail du prieuré.
Pa fit un clin d’œil à Ma et lui tendit une grosse poignée de pièces à cacher
dans les couvertures du bébé.
C’était déjà le milieu de l’après-midi. La plupart des
paysans des environs étaient rentrés dans leurs villages. Il était trop tard
pour reprendre la route maintenant et s’en retourner à Wigleigh. Pa décida que
la famille passerait la nuit à l’auberge puisqu’ils en avaient les moyens. Mais
Ma était inquiète. Elle ne cessait de répéter : « Ne fais pas voir
aux gens que tu as de l’argent ! »
Gwenda commençait à ressentir de la fatigue. Elle s’était
levée tôt, ce matin-là, et elle avait beaucoup marché. À peine allongée sur un
banc, elle s’endormit.
Le bruit d’une porte ouverte violemment la tira de son
sommeil. Elle se redressa en sursaut. Deux hommes d’armes entrèrent dans
l’auberge. Un court instant, elle crut que c’étaient les fantômes de ceux qui
avaient été tués dans la forêt et fut prise de terreur. Mais c’en étaient
d’autres, bel et bien vivants. Ils portaient seulement le même uniforme, jaune
d’un côté et vert de l’autre. Le plus jeune tenait dans ses bras un ballot de
chiffons.
Le plus vieux marcha directement sur Pa. « Tu es Joby,
de Wigleigh, n’est-ce pas ? »
Il n’avait pas une attitude agressive, simplement
déterminée, mais la petite fille perçut comme une menace dans sa voix. Sa
terreur monta d’un cran. Elle les imagina tous les deux prêts à tout pour
parvenir à leurs fins.
« Vous faites erreur sur la personne », répondit
Pa, se réfugiant dans le mensonge selon son habitude.
Ils ne tinrent pas compte de sa dénégation. Le plus jeune
déposa le ballot sur la table et l’ouvrit. Il contenait deux épées et deux
poignards emmaillotés dans deux tuniques jaune et vert. Levant les yeux sur Pa,
il demanda : « D’où ça vient ?
— Je n’ai jamais vu ça de ma vie, je le jure sur la
croix. » Quelle bêtise de nier ! pensa Gwenda malgré sa crainte. De
toute façon, ils lui arracheraient la vérité, comme lui-même la lui avait
arrachée.
Le plus âgé déclara : « David, le patron du Cheval
blanc, affirme avoir acheté ça à Joby, de Wigleigh. » Sa voix se fit plus
dure, menaçante. Les quelques clients de l’auberge, abandonnant leurs sièges,
déguerpirent au plus vite. Il ne resta plus dans la salle que Gwenda et sa
famille.
« Ça fait déjà un bout de temps qu’il est parti,
Joby ! » clama Pa avec l’énergie du désespoir.
L’homme hocha la tête. « Avec femme et enfants ?
Deux gamins et un bébé ?
— Oui. »
Avec une vitesse inouïe, l’homme d’armes saisit Pa par le
devant de sa tunique et, d’une poigne de fer, le plaqua contre le mur. Ma
poussa un hurlement ; le bébé se mit à pleurer. Gwenda remarqua que le
soldat avait une chaîne enroulée autour de son gant capitonné. Reculant le
bras, il lança son poing dans le ventre de Pa.
Ma hurla. « À l’aide ! Au meurtre ! »
Philémon se mit à pleurer.
Pa s’affaissa, le visage livide, mais l’homme d’armes le
retint debout sur ses deux jambes contre le mur et il lui envoya un second coup
de poing dans la figure. Le sang gicla du nez et de la bouche de Pa.
Gwenda, tétanisée, aurait voulu hurler. Aucun son ne sortait
de sa gorge. Elle avait souvent vu son père jouer l’effroi ou le malheur pour
s’attirer la sympathie de quelqu’un ou détourner sa colère. Mais elle savait
que c’était du jeu, que Pa était inébranlable. Le voir maintenant privé de
forces et impuissant la terrifiait.
Le patron de l’auberge, un costaud d’une trentaine
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