Un Monde Sans Fin
toujours un peu
morne. Il décrivit avec découragement le marché de Kingsbridge. La journée
avait été mauvaise pour presque tous les commerçants. Seuls ceux qui
proposaient des produits de base comme le blé, la viande et le sel avaient tiré
leur épingle du jeu. Quant au tissu écarlate devenu si célèbre, il ne s’en
était pas vendu un seul coupon.
Peggy alluma une lampe. Gwenda serait volontiers rentrée
chez elle, d’autant que ses garçons commençaient à courir tout autour de la
pièce en bousculant les grandes personnes, mais elle attendait son salaire.
« C’est presque l’heure où je les couche d’habitude », dit-elle, ce
qui n’était pas tout à fait vrai.
Wulfric se décida enfin : « Nous partirons dès que
nous aurons touché notre paie.
— Je n’ai pas un sou », laissa tomber Perkin.
Gwenda le dévisagea avec ébahissement. En neuf ans, c’était
la première fois qu’il leur faisait une telle réponse.
Wulfric insista : « Nous devons recevoir notre
salaire. Il faut bien que nous mangions !
— Vous avez eu de la soupe, pas vrai ? répliqua
Perkin.
— Nous travaillons pour de l’argent, pas pour de la
soupe ! réagit Gwenda, offusquée.
— Puisque je vous dis que je n’en ai pas ! répéta
Perkin. Je suis allé vendre mes pommes au marché et personne ne m’a rien
acheté. Des pommes, j’en ai plus que je ne pourrai jamais en manger ; mais
d’argent, nenni ! »
Que Perkin puisse un jour ne pas les payer, elle ne l’avait
jamais imaginé. Elle en était à ce point sidérée qu’elle ne trouvait rien à
répondre. Confrontée subitement à sa propre impuissance, elle se découvrait
apeurée devant l’avenir.
Wulfric prononça lentement : « Comment allons-nous
régler la question ? Devons-nous retourner à Longchamp et déterrer les
graines que nous avons semées ?
— Je vous devrai cette semaine de salaire. Je vous la
réglerai quand les choses iront mieux.
— La semaine prochaine ?
— Je n’aurai pas plus d’argent la semaine prochaine.
Vous croyez que je n’ai qu’à me baisser pour en ramasser ?
— Allons trouver Marc le Tisserand, suggéra Gwenda.
Peut être nous trouvera-t-il du travail au moulin. »
Perkin secoua la tête. « Je l’ai vu, hier, à
Kingsbridge. Je lui ai déjà posé la question. Sa réponse est non. Il ne vend
pas assez de tissu. Il va garder Jack, Éli et le garçon, et il conservera sa
production jusqu’à ce que le commerce reprenne. Dans l’intervalle, il n’a pas
les moyens d’engager qui que ce soit.
— Mais comment vivrons-nous ? s’exclama Wulfric.
Et vous, comment comptez-vous effectuer les labours de printemps ?
— Vous pouvez travailler contre de la
nourriture », proposa Perkin.
Wulfric échangea un regard avec Gwenda. Elle refoula avec
difficulté une réplique cinglante : ce n’était pas le moment de se faire
des ennemis. Elle réfléchit rapidement. Le choix était simple : manger ou
mourir de faim. « D’accord pour un travail payé en nourriture, dit-elle,
mais temporairement ! Vous resterez à nous devoir nos salaires. »
Perkin secoua la tête. « Ta proposition est peut-être
juste...
— Bien sûr qu’elle est juste !
— Je l’admets : c’est juste, mais ça n’y change
rien. Je ne sais pas quand j’aurai de l’argent et je ne veux pas vous devoir
une livre à la Pentecôte ! Non, ce sera travail contre nourriture, un
point c’est tout !
— Dans ce cas-là, ce sera de la nourriture pour nous
quatre.
— Oui.
— Et : Wulfric sera seul à travailler.
— Ça... heu...
— Entretenir une famille, ce n’est pas seulement la
nourrir.
Il faut encore habiller les enfants. Le père a besoin de
nouvelles bottes. Si vous ne me payez plus, il faudra bien que je trouve de
l’argent quelque part pour acheter tout ça.
— Comment feras-tu ?
— Je ne sais pas. »
Elle se tut. À vrai dire, elle n’en avait aucune idée et la
panique commençait à la gagner. « Je demanderai à mon père comment il se
débrouille.
— À ta place, je m’en abstiendrais ! intervint
Peggy. Le seul conseil qu’il te donnera, ce sera de voler. »
La remarque de Peggy piqua Gwenda au vif. Comment osait-elle
parler de Joby avec tant de mépris ? Lui, au moins, n’avait jamais employé
un journalier pour lui annoncer, une fois la tâche accomplie, qu’il ne le
paierait pas ! Refoulant sa colère, elle dit gentiment : « Il
m’a
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