Un Monde Sans Fin
certainement sur l’avenir, elle aussi. Toutefois, elle ne lui
avait jamais confié ses intentions secrètes. Elle semblait heureuse de prendre
la vie au jour le jour.
Voyant une religieuse s’avancer dans leur direction, Merthin
retira sa main d’un air coupable, mais la nonne ne les avait pas remarqués. Les
fidèles faisaient toutes sortes de choses dans la vaste cathédrale. L’année
passée, pendant la veillée de Noël, Merthin avait surpris un couple en train de
forniquer debout, dans l’ombre du bas-côté sud. Il est vrai qu’ils avaient été
boutés hors du sanctuaire avec perte et fracas. Il se demanda si eux-mêmes
sauraient passer tout l’office à se caresser sans qu’on les découvre, ici, dans
le fond du sanctuaire.
Mais la jeune fille voulait se rapprocher du chœur. Le
prenant par la main, elle l’entraîna au milieu de la foule. Il connaissait bon
nombre de fidèles, mais non l’assemblée tout entière, loin de là. Kingsbridge
ne comptait pas loin de sept mille habitants, c’était l’une des villes les plus
importantes du pays. À la suite de Caris, il remonta la nef jusqu’à la croisée
du transept, fermée sur son côté est par une clôture de bois interdisant
l’accès au chœur, réservé au clergé : Merthin se retrouva debout à
côté d’un homme solide, enveloppé dans un épais manteau de laine richement
brodé, en qui il reconnut Buonaventura Caroli, le plus riche des marchands italiens
qui venaient à Kingsbridge. Originaire de Florence, la plus grande cité du
monde chrétien, dix fois plus grande que Kingsbridge à l’en croire, il vivait à
Londres où il dirigeait les affaires de sa famille avec les lainiers anglais.
Les Caroli possédaient une fortune colossale, au point qu’ils prêtaient même de
l’argent aux rois, disait-on. Réputé pour être d’une dureté implacable en
affaires, Buonaventura était un homme cordial et sans prétention dans la vie
quotidienne.
Caris le salua familièrement. Le marchand descendait dans sa
famille lorsqu’il venait à Kingsbridge. Il adressa un signe de tête aimable à
Merthin, malgré son jeune âge et ses vêtements usagés, lesquels révélaient
aisément son statut d’apprenti.
Tout en promenant les yeux autour de lui, il lança sur le
ton de la conversation anodine : « Quand je pense que je viens à
Kingsbridge depuis maintenant cinq ans ! Je n’avais jamais remarqué que
les fenêtres des transepts étaient beaucoup plus hautes que les autres. »
Merthin comprit sans difficulté son français émaillé de
toscan. Comme la plupart des fils de chevaliers, il parlait le français normand
chez lui et l’anglais avec ses camarades. De plus, comme il avait étudié le
latin à l’école des moines, il devinait le sens d’un bon nombre de mots italiens.
Il répondit : « Je peux vous expliquer pourquoi, si cela vous
intéresse. »
Buonaventura haussa les sourcils, surpris d’entendre un
apprenti revendiquer pareil savoir.
« La cathédrale a été construite voilà deux cents ans,
commença Merthin. À l’époque, les étroites fenêtres en ogive de la nef et du
chœur étaient ce qui se faisait de plus moderne en architecture. Cent ans plus
tard, la mode avait évolué. Quand l’évêque voulut doter la cathédrale d’une
tour plus haute, il fit également rebâtir les transepts et ordonna d’y ouvrir
des fenêtres plus grandes. »
Buonaventura parut impressionné. « Et comment sais-tu
donc tout ça ?
— Je l’ai lu, enfant, à l’école du monastère, dans le Livre
de Timothée . C’est une chronique conservée dans la bibliothèque du prieuré.
La construction de la cathédrale y est relatée en détail. La plus grande partie
de l’ouvrage a été rédigée à l’époque du grand prieur Philippe. Par la suite,
d’autres chroniqueurs ont poursuivi la tâche. »
Buonaventura considéra Merthin un long moment, comme s’il
voulait mémoriser son visage. Puis il dit : « C’est un bel édifice.
— Les bâtiments sont-ils très différents chez vous, en
Italie ? » s’enquit Merthin. Il aimait beaucoup entendre parler des
pays étrangers, des gens et de leur mode de vie, notamment de tout ce qui se
rapportait à l’architecture.
Buonaventura réfléchit. « Les grands principes sont
identiques, je suppose. Mais nous avons des dômes et je n’en ai jamais vu en
Angleterre.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un toit arrondi, qui ressemble à une
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