Un Monde Sans Fin
y
aurait-il survécu quand si peu de gens en réchappaient ? Dans ses instants
de lucidité, il avait passé en revue l’histoire de sa vie comme si elle était
déjà achevée. Ses réflexions l’avaient conduit à prendre conscience d’une chose
capitale. Il en était certain, quand bien même ce souvenir persistait à le
fuir. Peu à peu, dans la paix de ce sanctuaire inachevé, il lui revint à
l’esprit que c’était la certitude d’avoir commis une erreur colossale au cours
de sa vie. Laquelle ? Sa dispute avec Elfric ? Sa relation avec
Griselda ? Son rejet d’Élisabeth Leclerc ?... Non, ces faits-là
avaient été la source de multiples ennuis, assurément, mais aucun d’eux ne
pouvait être considéré comme la grande erreur de sa vie.
Une chose seulement l’avait maintenu en vie tandis qu’il
était allongé en sueur sur sa couche à tousser sans relâche et à souffrir de la
soif en appelant la mort de ses vœux, un désir fou qui lui apparaissait
maintenant en toute clarté : revoir Caris !
Oui, c’était elle sa raison de vivre !
En revoyant son visage dans son délire, il avait pleuré
toutes les larmes de son corps à l’idée de mourir à Florence, à des milliers de
lieues de là où elle était.
Oui, l’erreur de sa vie avait été de s’éloigner de Caris.
Lorsque la vérité s’imposa à lui avec une évidence
aveuglante, une sorte d’allégresse s’empara de Merthin. Ce bonheur subit ne
rimait à rien, tout bien considéré, puisque Caris était entrée au couvent sans
juger bon de s’expliquer avec lui. Mais son âme refusait de se soumettre aux
lois de la raison et s’obstinait à lui dire qu’il devrait être là où Caris se trouvait.
Il se demanda ce qu’elle faisait à cette seconde précise, pendant qu’il était
assis dans cette église à moitié construite, dans une ville presque totalement
détruite par la peste.
La dernière chose qu’il avait entendue à son propos était
qu’elle avait prononcé ses vœux perpétuels devant l’évêque. Engagement
irrévocable, disait-on. De la part de Caris qui ne supportait pas qu’on lui
dicte des règles, cette décision était pour le moins surprenante. Mais il était
vrai aussi qu’elle n’était pas femme à changer d’avis, une fois sa décision
prise. Celle-ci, sans aucun doute, démontrait la fermeté de son engagement.
Qu’importe ! Il voulait la revoir. Ne pas le faire
serait commettre pour la deuxième fois la grande erreur de sa vie.
D’autant qu’il était libre, désormais. Plus aucun lien ne le
rattachait à Florence : son épouse était morte, de même que tous ses
parents par alliance, hormis trois neveux. La seule famille qu’il lui restait
encore dans cette ville se résumait à sa fille. Il pouvait l’emmener avec lui.
Lolla était très jeune, elle ne regretterait pas ce qu’elle abandonnait
derrière elle.
C’était là une décision capitale, se dit-il. Pour la mettre
en œuvre, il lui faudrait d’abord régler les questions concernant l’héritage
d’Alessandro et l’avenir de ses enfants. Agostino Caroli l’y aiderait. Après
cela, il devrait changer sa fortune en or et la transférer en Angleterre. Là
aussi, les Caroli lui viendraient en aide, si toutefois leur réseau
international fonctionnait toujours. Le plus difficile serait le voyage
lui-même : de Florence à Kingsbridge il y avait plusieurs milliers de
lieues. Cela équivalait à parcourir une grande partie de l’Europe sans avoir la
moindre idée de l’accueil que lui réserverait Caris à l’arrivée.
À l’évidence, cette décision nécessitait une réflexion
longue et attentive.
Il la prit sur-le-champ.
Il rentrerait en Angleterre.
54.
Merthin quitta l’Italie en compagnie d’une douzaine de
marchands originaires de Florence et de Lucques. À Gênes, ils embarquèrent sur
un bateau qui les conduisit à l’antique port de Marseille. À partir de là, le
voyage s’effectua sur la terre ferme. Ils gagnèrent tout d’abord Avignon, où
les papes s’étaient établis voilà déjà quarante ans et tenaient la cour la plus
somptueuse d’Europe. Cette cité parut à Merthin la plus parfumée de toutes les
villes qu’il avait visitées au cours de sa vie. Là, son petit groupe de
voyageurs se joignit à une nombreuse troupe de laïcs et de religieux qui s’en
revenaient d’un pèlerinage dans le Sud.
Il était en effet bien préférable de ne pas faire route en
solitaire. Un groupe
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