Un Monde Sans Fin
imbibé un chiffon
d’eau de roses, elle entreprit de nettoyer le sang qui maculait sa lèvre
supérieure.
Respirer était devenu une torture pour mère Cécilia. Entre
deux halètements, elle parvint à marmonner : « Quelqu’un a-t-il
survécu à cette terrible maladie ?
— Seulement Madge la Tisserande.
— Qui justement ne voulait plus vivre.
— Ses quatre enfants sont morts.
— Je n’en ai plus pour longtemps, moi non plus.
— Ne dites pas cela.
— Tu t’oublies ! Les religieuses ne craignent pas
la mort.
Quand elle vient, nous lui faisons bon accueil car nous
avons aspiré, notre vie entière, à être unies à Jésus. Épuisée par ce long
discours, elle fut prise d’une quinte de toux.
« Oui, ma mère, répondit Caris en essuyant le sang sur
son menton. Mais il n’est pas interdit de pleurer à celles qui restent en
arrière. » Elle avait les larmes aux yeux ; elle était désespérée de
perdre mère Cécilia après sœur Mair et la vieille Julie.
« Ne te lamente pas, laisse cela aux autres ! Toi,
tu dois être forte.
— Pourquoi le devrais-je ?
— Parce que je crois qu’il est dans les intentions du
Seigneur que tu me remplaces à la tête du couvent. »
Quelle étrange décision ! D’ordinaire, Dieu place à ce
poste des religieuses aux vues plus orthodoxes, songea Caris in petto. Mais
elle ne dit rien. Elle avait appris depuis longtemps qu’il était inutile
d’exprimer tout haut ce genre d’opinions. Aussi répondit-elle : « Je
ferai de mon mieux pour être à la hauteur de la tâche si les sœurs me
choisissent.
— Je pense qu’elles t’éliront.
— Sœur Élisabeth voudra certainement que sa candidature
soit prise en considération.
— Élisabeth est intelligente. Toi, tu as du
cœur ! »
Caris hocha la tête. Mère Cécilia avait probablement raison,
Élisabeth serait une prieure trop sévère. Elle-même était certainement mieux
faite pour diriger le couvent, malgré ses doutes sur l’efficacité de la prière
et des cantiques, convaincue qu’elle était des bienfaits de la médecine et de
l’éducation. Fasse le ciel que sœur Élisabeth ne dirige jamais l’hospice !
se dit-elle tout bas.
« Je dois encore te transmettre une chose, déclara
Cécilia d’une voix volontairement si basse que Caris dut se pencher très près
pour l’entendre. C’est une chose que m’a dite le prieur Anthony au moment de
mourir et qu’il avait gardée secrète jusque-là. Je fais de même. »
Caris aurait préféré ne pas se voir confier un secret lourd
à porter. Hélas, face à la mort, de tels scrupules n’étaient pas de mise.
Cécilia déclara : « L’ancien roi n’est pas mort
d’une chute. »
La nouvelle laissa Caris pantoise. L’affaire avait beau
s’être passée voilà plus de vingt ans, elle avait encore présentes à l’esprit
les rumeurs d’assassinat qui avaient circulé à l’époque. Assassiner un roi
était le pire crime qui se puisse imaginer ! C’était même un double crime
puisqu’au meurtre s’alliait la trahison – péchés mortels l’un et l’autre. Être
au fait d’une telle ignominie plaçait quiconque en grand danger. Il n’était
donc pas surprenant qu’Anthony ait gardé ce secret pour lui jusqu’à son dernier
souffle.
Cécilia continuait : « La reine et son amant
Mortimer, profitant que le prince héritier n’était encore qu’un petit garçon,
voulurent se débarrasser d’Édouard II. Et Mortimer réunit effectivement entre
ses mains tous les pouvoirs d’un roi sans en porter le nom. Mais il ne régna
pas aussi longtemps qu’il l’avait espéré. Le jeune Édouard III grandit trop vite. »
Une quinte de toux très affaiblie contraignit Cécilia à se taire.
« Je me souviens de l’époque où Mortimer fut exécuté,
dit Caris. J’étais déjà adolescente.
— Édouard n’a jamais voulu que la vérité sur la mort de
son père se sache. Voilà pourquoi le mystère demeure jusqu’à
aujourd’hui. »
Caris était abasourdie. Car la reine Isabelle vivait
toujours. Elle menait grand train à Norfolk, révérée de tous en tant que mère
du souverain régnant. Si la nouvelle se répandait qu’elle avait sur les mains
le sang de son royal époux, le bouleversement politique qui en résulterait
aurait la violence d’un tremblement de terre ! Du seul fait qu’elle
connaissait la vérité, Caris sentit subitement peser sur elle une chape de
culpabilité. Elle
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