Un Monde Sans Fin
nous est malade, répondit un homme, que
Godwyn entendit parfaitement.
Je vais leur parler », dit-il à Saül.
Celui-ci le toisa.
« Éloigne-toi de la fenêtre ! »
Saül obtempéra à contrecœur.
« Nous ne pouvons pas vous laisser entrer,
allez-vous-en ! » cria Godwyn.
Saül le dévisagea avec stupeur : « Tu renvois un
homme malade ? Alors que nous sommes non seulement moines, mais aussi
médecins !
— Si cet homme a la peste, il n’y a rien que nous
puissions faire pour lui. Si nous le laissons entrer, nous nous tuons
nous-mêmes.
— À Dieu d’en décider !
— Dieu ne permet pas que nous nous suicidions !
— Tu ne sais même pas de quoi souffre cet homme !
Il peut très bien n’avoir qu’un bras cassé ! »
Godwyn alla se pencher à la fenêtre située de l’autre côté
de la porte, à gauche, et regarda au-dehors. Un groupe de six gaillards
entouraient une civière posée à terre sur le perron. Ils portaient des
vêtements coûteux mais sales, comme s’ils avaient dormi dans leurs habits du
dimanche. Il en allait toujours ainsi avec les hors-la-loi : ils
dépouillaient les voyageurs et, en deux temps trois mouvements, transformaient
en guenilles les coûteux vêtements dérobés. Ces hommes-là étaient armés.
Certains d’entre eux avaient des épées, des poignards et des arcs de bonne
qualité. On pouvait en conclure qu’il s’agissait de soldats démobilisés.
Le malade sur la civière transpirait abondamment malgré le
froid glacial de cette aube de janvier, et il saignait du nez.
Involontairement, l’image de sa mère se mourant à l’hospice s’imposa à Godwyn.
Il revit le filet de sang qui coulait sans relâche des narines de Pétronille
malgré les efforts de la sœur qui s’occupait d’elle. Ce jour-là, se
rappela-t-il, l’idée de contracter cette maladie l’avait à ce point bouleversé
qu’il avait songé à se jeter du toit de la cathédrale de Kingsbridge, préférant
mourir en un instant d’une douleur atroce plutôt qu’agoniser pendant trois ou
cinq jours, en délirant et en souffrant d’une soif inextinguible. « Cet
homme a la peste ! » s’écria-t-il et il perçut dans sa propre voix
une note d’hystérie.
Un des hors-la-loi s’avança vers sa fenêtre. « Je vous
connais, vous êtes le prieur de Kingsbridge ! »
Godwyn tenta de se reprendre. Il dévisagea le bandit avec
peur et colère. Ce devait être le meneur. Il se comportait avec l’arrogante
assurance d’un homme bien né. Il avait dû être beau jadis, mais des années de
vie difficile l’avaient marqué. « Qui es-tu, toi qui viens cogner à la
porte d’une église alors que les moines chantent des Psaumes à la gloire du
Seigneur ? s’enquit Godwyn.
— D’aucuns m’appellent Tarn l’Insaisissable »,
répondit le hors-la-loi.
Les moines laissèrent échapper de petits cris médusés. Tarn
l’Insaisissable était une légende vivante ! « Ils vont tous nous
tuer ! s’exclama frère Jonquille.
— Silence ! gronda Saül. Chacun de nous mourra à l’heure
où Dieu l’aura décidé, et pas une seconde plus tôt !
— Excusez-moi, mon père ! »
Saül retourna à la fenêtre. « L’année dernière, ça ne
vous a pas dérangé de voler nos poulets.
— Pardonnez-nous, mon père ! Nous mourions de
faim !
— Et aujourd’hui c’est à nous que vous venez réclamer
notre aide ?
— Parce que vous dites dans vos sermons que Dieu est
pardon. »
S’adressant à Saül, Godwyn ordonna : « Laisse-moi
m’en occuper ! »
Le prieur de l’ermitage hésita. Honte et rébellion
s’exprimèrent tour à tour sur ses traits, signes de la lutte qui se déroulait
en lui. Il finit par s’incliner.
« Dieu pardonne à ceux dont le repentir est sincère,
déclara Godwyn à l’adresse de Tarn.
— Eh bien, cet homme s’appelle Win Bonhomme et il se
repent vraiment de ses nombreux péchés. Il voudrait entrer dans l’église afin
de prier pour sa guérison ou, du moins, pour rendre l’âme dans un lieu
saint. »
Un autre hors-la-loi éternua.
Quittant sa fenêtre, Saül vint se planter devant Godwyn, les
poings sur les hanches. « Nous ne pouvons pas le renvoyer ! »
assena-t-il.
Godwyn fit de son mieux pour celer son angoisse. « Cet
éternuement que tu viens d’entendre comme moi, tu sais ce qu’il veut
dire ? » Il se retourna vers les moines. « Ces brigands ont la
peste ! » prononça-t-il d’une
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