Un Monde Sans Fin
tolérera pas, les hommes et les femmes de Kingsbridge ne le
toléreront pas ! »
Le cimetière se mit à résonner de clameurs enthousiastes.
« Non, nous ne le tolérerons pas ! hurlait la
foule. Ainsi soit-il !
— On affirme que Dieu nous a envoyé la peste. Mais
quand il nous envoie la pluie, nous nous abritons. Quand il nous envoie
l’hiver, nous allumons un feu. Quand il nous envoie des mauvaises herbes, nous
les arrachons. Il en est de même avec cette maladie : nous devons nous
défendre ! »
Caris jeta un regard à l’évêque Henri. Il observait la scène
avec stupeur. Elle ne l’avait pas prévenu de ses intentions, sachant qu’il ne
l’aurait jamais autorisée à prononcer cette harangue. Cependant, il n’était pas
sans remarquer le soutien que lui manifestait la foule, et il n’osait
intervenir.
« Dans ces circonstances, quels moyens d’action
avons-nous ? » reprit-elle.
Elle promena les yeux sur l’assistance. Tous les visages se
tendaient vers elle. À l’évidence, la population était anxieuse d’entendre ses
propositions. Pour peu qu’elles fassent renaître un tant soit peu d’espoir,
elles seraient accueillies avec exaltation.
« Tout d’abord, nous devons construire un nouveau mur
d’enceinte ! » cria-t-elle.
La foule rugit sa joie.
« Une muraille plus haute, plus longue et plus solide
que l’ancienne, une muraille qui nous préserve des meurtriers, ajouta-t-elle en
cherchant le regard de Ralph.
— Oui ! Une muraille ! » hurla la foule.
Ralph détourna les yeux.
« Ensuite, nous devons élire un nouveau sergent de ville
et former un corps de volontaires et de sentinelles qui feront respecter la loi
et empêcheront que de tels crimes se reproduisent !
— Bien dit !
— La guilde de la paroisse se réunira ce soir pour
mettre au point les détails pratiques. Les décisions seront annoncées à la
cathédrale dimanche prochain. Je vous remercie, bonnes gens, et que Dieu vous
bénisse ! »
*
Le banquet de funérailles se tint dans la grande salle à
manger du palais du prieur. À la droite de l’évêque Henri, qui occupait la
place d’honneur, était assise dame Philippa, veuve de l’ancien comte de
Shiring. Le siège à côté d’elle était occupé par celui que la mort de Tilly
touchait de la façon la plus intime puisqu’elle faisait de lui un veuf :
le seigneur Ralph Fitzgerald.
Et celui-ci avait tout lieu de se réjouir de sa place à
table. Elle lui procurait en effet l’occasion d’admirer la poitrine de sa
voisine, chaque fois qu’elle se penchait en avant, et il glissait volontiers un
regard dans le décolleté carré de sa fine robe d’été, se délectant à l’avance
du jour prochain où elle lui offrirait ses seins magnifiques, entièrement
dénudés. Car dame Philippa avait beau l’ignorer encore, le jour n’était pas
loin où il lui ordonnerait de s’avancer vers lui dans le plus simple appareil.
Caris avait fait servir un dîner copieux, mais sans
extravagance. On ne voyait sur la table ni cygne doré au four ni pièce montée
en fil de sucre, simplement une abondance de rôtis, de poissons bouillis, de
flageolets, de pain frais et de baies de saison. Ralph servit à Philippa une
écuelle de soupe au poulet et au lait d’amande.
Elle le regarda et déclara, l’air grave : « C’est
une horrible tragédie. Vous avez ma plus profonde sympathie. »
Tant de gens lui témoignaient leur compassion que Ralph en
arrivait parfois, le temps d’un instant, à se considérer comme un veuf éploré,
oubliant que c’était sa main criminelle qui avait planté le couteau dans le
jeune cœur de Tilly. « Merci, répondit-il sur un ton solennel. Tilly était
bien jeune pour mourir. Mais nous autres, soldats, sommes accoutumés à voir la
mort surgir sans crier gare. L’homme qui vous sauve la vie un jour peut très
bien, le lendemain, recevoir une flèche d’arbalète en plein cœur. Et vous qui
lui aviez juré fidélité éternelle, vous l’oubliez aussitôt. »
Le regard que lui jeta Philippa lui rappela la façon dont
sieur Grégory l’avait dévisagé à Wigleigh, le jour de leur rencontre. Il s’y
lisait un mélange de curiosité et de dégoût. Ralph se demanda ce qui, dans sa
manière d’évoquer la mort de Tilly, provoquait pareille réaction.
« Heureusement, reprit Philippa après une légère
hésitation, il vous reste votre petit garçon.
— Gerry, oui. Aujourd’hui, les
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