Un Monde Sans Fin
première à bénéficier de cette tour : visible à des lieues à la ronde,
elle attirerait pèlerins et marchands.
— Et comment comptez-vous en financer la
construction ?
— Le prieuré ne manque pas de ressources.
— Vraiment ? s’étonna l’évêque. Le prieur Godwyn
se plaignait constamment de problèmes d’argent.
— C’était un très mauvais gestionnaire.
— Il m’a pourtant fait l’effet d’un homme compétent.
— Oui, il donnait cette impression à beaucoup de gens,
mais en réalité, il ne prenait que de mauvaises décisions. Au cours des
premières semaines de son exercice, il a refusé de réparer le foulon, qui lui
aurait assuré des revenus, ensuite il a dépensé des sommes considérables pour
édifier ce palais qui ne lui rapporte rien.
— Et en quoi les choses ont-elles changé
maintenant ?
— J’ai renvoyé la plupart des baillis. Je les ai remplacés
par des hommes plus jeunes et moins conservateurs. J’ai converti la moitié des
terres en pâturages ; c’est plus rentable en ces temps où l’on manque de
main-d’œuvre. L’autre moitié, je l’ai mise en fermage avec des loyers payables
en espèces et libérée des obligations coutumières. Par ailleurs, nous avons
fait valoir notre droit sur de nombreux héritages et reçu en legs les biens de
toutes les victimes de la peste décédées sans héritiers. À présent, le
monastère est aussi riche que le couvent.
— Mais si vos paysans n’ont plus d’obligations
coutumières, ce sont donc des hommes libres ?
— En effet, pour la plupart. Au lieu d’offrir au
prieuré un jour de travail par semaine à cultiver les terres, engranger le
foin, garder les moutons sur le pré seigneurial et autres corvées, ils nous
payent en argent sonnant. C’est plus simple, pour eux comme pour nous.
— Un grand nombre de seigneurs vilipende ces pratiques,
et bien des abbés également. Ils affirment qu’elles corrompent la paysannerie.
— Je ne vois pas en quoi, répliqua Caris en haussant
les épaules. La seule chose que nous y perdons, nous, les seigneurs, c’est le
pouvoir d’imposer aux serfs nos mesquineries, d’en favoriser certains et d’en
persécuter d’autres, et de les garder tous à notre botte. Les fermiers n’ont
pas besoin de nos conseils pour savoir ce qu’ils doivent semer et ce qu’ils
pourront vendre au marché. Les congrégations religieuses n’ont pas à les
tyranniser. Qu’elles les laissent donc tranquilles, ils n’en travailleront que
mieux, je vous le garantis.
— Si je vous comprends bien, vous estimez que le
prieuré dispose de fonds suffisants pour offrir une nouvelle tour à la
cathédrale ? fit l’évêque d’un air suspicieux, s’attendant à ce qu’elle
lui extorque de l’argent.
— Non, ce n’est pas tout à fait ça, répondit-elle, car
les marchands de la ville sont prêts à participer aux frais. Mais j’ai besoin
de votre intervention.
— Je me disais bien, aussi !
— Oh, il ne s’agit pas d’une contribution financière.
D’ailleurs, ce que je compte vous demander vaut bien plus
que de l’argent.
— Vous m’intriguez.
— Voici mon souhait : j’aimerais soumettre une
requête au roi l’appelant à accorder le statut de ville libre à
Kingsbridge. »
Caris se surprit à éprouver de l’appréhension en prononçant
ces mots. Elle n’avait pas oublié que la bataille menée en ce sens contre
Godwyn dix ans plus tôt s’était soldée par sa condamnation pour sorcellerie.
Cette lutte pour l’obtention d’une charte royale avait failli lui coûter la vie
à l’époque. Certes, les circonstances étaient entièrement différentes
aujourd’hui, mais l’enjeu n’avait rien perdu de son importance. Elle posa son
couteau à côté de son assiette et croisa les mains sur ses genoux pour qu’on ne
les voie pas trembler.
« Une charte royale...», répéta Henri sur un ton qui ne
l’engageait à rien.
Caris déglutit péniblement. « C’est essentiel pour
redonner de l’élan à l’activité commerciale de la ville. Celle-ci est depuis
trop longtemps bridée par l’omnipotence du prieuré et de ses responsables, qui
refusent instinctivement tout changement, toute innovation. Les marchands, eux,
ont besoin d’évoluer sans cesse : ils cherchent toujours de nouveaux
moyens de s’enrichir, du moins les plus avisés. Si nous voulons qu’ils nous
aident à payer notre nouvelle tour, nous devons leur accorder cette
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