Un Monde Sans Fin
En sa
présence, il gardait toujours ses distances et évitait soigneusement les
contacts fortuits, persuadé qu’elle s’habillait et se comportait en bigote dans
la seule intention de tuer tout désir chez lui. Pour un couple ayant conçu un
enfant, c’était une relation étrange. Ils y étaient englués depuis des années.
En contrepartie, Ralph avait tout loisir de caresser les bonnes et de culbuter
les servantes de taverne.
De temps à autre, ils échangeaient quelques mots à propos de
leur progéniture. Ralph avait compris au fil des ans que son épouse était
entêtée et qu’il était préférable de discuter avec elle à l’avance d’un projet
plutôt que de prendre seul sa décision et d’affronter ensuite son courroux.
« Gérald est en âge de devenir écuyer.
— Je partage votre avis, répondit Philippa.
— Eh bien, c’est parfait ! lâcha-t-il, quelque peu
surpris de ne pas avoir à batailler.
— J’ai déjà abordé la question avec David
Monmouth. »
Voilà qui expliquait son assentiment : elle avait un
coup d’avance sur lui. Cherchant un moyen de reprendre l’avantage, il
atermoya : « Je vois.
— David accepte que nous lui envoyions Gerry après ses
quatorze ans. »
Pour l’heure, l’enfant n’en avait que treize. Philippa
voulait donc repousser son départ d’une année. C’était agaçant, mais il y avait
plus grave : le comte de Monmouth n’était autre que le gendre de dame
Philippa, l’époux de sa fille Odila.
« Je crains, objecta Ralph, que Gerry ne connaisse
là-bas une vie trop facile. La fonction d’écuyer est censée transformer un
petit garçon en homme. Sa demi-sœur, qui l’adore, voudra le protéger... Je
suppose que c’est la raison qui vous a poussée à le placer auprès de
David », ajouta-t-il après un instant de réflexion.
Elle ne le contesta pas mais souligna un point important.
« Cette occasion vous permet de renforcer votre alliance avec le comte de
Monmouth. Je pensais que cela vous siérait. »
David était le principal allié de Ralph au sein de la
noblesse. Envoyer Gerry à Monmouth rapprocherait effectivement les deux comtes.
Si David se prenait d’affection pour leur fils, il enverrait peut-être les
siens dans quelques années faire leur apprentissage de chevaliers à
Château-le-Comte. De tels liens entre grandes familles étaient des atouts
inestimables.
« Me promettez-vous que notre enfant ne sera pas trop
choyé ?
— Bien sûr.
— Dans ce cas, je vous donne mon accord.
— Parfait. Je suis ravie de voir la question
réglée. »
Sur ces mots, Philippa se leva. Aux yeux de Ralph,
l’entretien n’était pas terminé.
« Et Roley ? lança-t-il. Nous pourrions l’envoyer
aussi à Monmouth. Ainsi les enfants ne seraient pas séparés. »
Philippa fit mine de réfléchir. À l’évidence, la suggestion
lui déplaisait, mais elle était trop maligne pour y opposer un refus
catégorique.
« Roley est un peu jeune. Il ne maîtrise pas encore son
alphabet.
— Un noble doit savoir se battre. C’est plus important
que d’apprendre à lire. Roley est le second de la lignée, ne l’oublions pas. Ce
serait à lui de prendre le titre de comte, s’il devait arriver malheur à Gerry.
— Dieu nous en préserve !
— Amen.
— Je persiste à croire qu’il devrait lui aussi attendre
d’avoir quatorze ans.
— Je n’en suis pas sûr. Roley est un garçon trop
sensible. Parfois, il me rappelle mon frère, Merthin. »
Voyant passer une lueur d’effroi dans les yeux de sa femme,
il crut qu’elle redoutait de laisser partir son petit et fut tenté d’insister,
pour le simple plaisir de la tourmenter. Mais dix ans, c’était bien jeune tout
de même pour devenir écuyer. « Nous verrons, dit-il, choisissant de rester
dans le vague. Tôt ou tard, il faudra bien qu’il s’endurcisse.
— Chaque chose en son temps. »
*
Le juge, sieur Louis Abingdon, n’était pas originaire de la
contrée. C’était un Londonien, avocat à la cour royale, mandaté dans différents
comtés pour y juger les affaires les plus graves. En découvrant son visage rose
et poupin et ses joues encadrées par une barbe blonde, Ralph lui donna dix ans
de moins que lui. Comme chaque fois, il s’étonna qu’une fonction aussi éminente
et un pouvoir aussi grand puissent être confiés à un homme aussi jeune. Puis il
se raisonna, se rappelant qu’il avait lui-même quarante-quatre ans et que la
moitié
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