Un Monde Sans Fin
constamment et, une fois l’an, il y avait
mort d’homme.
Ils s’aventurèrent dans une pièce enfumée. En ce milieu
d’après-midi, une dizaine de clients désœuvrés traînaient sur les bancs.
D’autres s’agglutinaient autour d’une table de trie-trac où les paris allaient
bon train, à en juger par les petites piles de pièces. À leur entrée, une fille
de joie aux pommettes fardées releva des yeux pleins d’espoir pour retomber
dans sa morne indolence dès qu’elle les eut reconnus. À l’abri des regards
indiscrets, un homme s’efforçait de vendre un superbe manteau à une cliente. Il
s’empressa de remiser sa marchandise en apercevant Merthin. Probablement
s’agissait-il d’un objet volé.
Le patron des lieux, qui avait nom Evan, était attablé
devant un tardif plat de lard. Il se leva à leur entrée. « Bonjour,
messire le prévôt, bredouilla-t-il en s’essuyant les mains à sa tunique. C’est
un honneur que de vous recevoir. Puis-je vous offrir une chope de bière ?
— Je suis à la recherche de ma fille, Lolla.
— Oh, cela fait bien huit jours que je ne l’ai pas
vue ! »
L’information recoupait les dires de Sal. « Il est
possible qu’elle soit avec un dénommé Jake Riley, précisa Merthin.
— Oui, acquiesça Evan, diplomate. J’ai cru remarquer
qu’ils s’entendaient bien. Il a dû quitter la ville. Je ne l’ai pas vu non
plus, depuis à peu près ce temps-là.
— Savez-vous où il est allé ?
— Il n’est pas très bavard. Si vous lui demandez à
combien de lieues se trouve Shiring, il froncera les sourcils et vous répondra
que ce ne sont pas ses affaires.
— N’empêche, c’est un gars généreux ! Il paie
toujours le juste prix ! » intervint la prostituée qui n’avait rien
perdu de leur conversation.
Merthin reporta les yeux sur elle, scrutant ses traits intensément :
« D’où lui vient son argent ?
— Du commerce des chevaux. Il va de village en hameau,
achète des poulains aux paysans et les revend en ville. »
Autrement dit, il dérobait les montures des voyageurs
imprudents, traduisit Merthin par-devers lui.
« Il serait parti acheter des chevaux selon vous ?
— J’imagine, répondit Evan. Il faut bien qu’il se
constitue des réserves, la saison des foires approche.
— Lolla l’accompagne peut-être.
— Sans vouloir vous offenser, messire, je dirais qu’il
y a de fortes chances.
— Ce n’est pas vous qui m’offensez », répliqua
Merthin. Sur un bref salut de la tête, il quitta les lieux, suivi de Caris.
« Et voilà ! maugréa-t-il. Ma fille est partie au
bras d’un larron, persuadée de vivre la grande aventure de sa vie.
— J’en ai bien peur, souffla Caris. Espérons qu’elle ne
tombera pas enceinte !
— Oh, ce n’est pas la pire de mes
angoisses ! »
Machinalement, ils reprirent le chemin de chez eux. Arrivé
au point le plus élevé de ce pont en dos d’âne, c’est-à-dire au milieu de l’ouvrage,
Merthin marqua un temps d’arrêt et scruta les toits des faubourgs environnants
jusqu’à la forêt. Sa petite fille errait quelque part en compagnie d’un
inquiétant maquignon et il n’y avait rien qu’il puisse entreprendre pour la
protéger du danger.
*
Le lendemain matin, à la cathédrale, Merthin constata
qu’aucun ouvrier ne travaillait à la construction de la tour.
« Ordre du prieur, expliqua frère Thomas. Un
effondrement s’est produit dans le bas-côté droit. »
Âgé de soixante ans, le moine s’était voûté. Le preux
chevalier de jadis marchait à présent d’un pas vacillant en traînant les pieds.
Merthin jeta un coup d’œil à un vieux maçon noueux, originaire de Normandie,
occupé à aiguiser un burin sous le porche. Barthélemy le Français secoua la
tête en silence.
« Cet éboulement remonte à vingt-quatre ans, frère
Thomas, le corrigea Merthin.
— En effet, tu as raison. Ma mémoire me joue des tours,
sais-tu.
— Nous vieillissons tous, soupira le prévôt en lui
donnant de petites tapes rassurantes sur l’épaule.
— Si vous souhaitez voir le prieur, il est dans la
tour », indiqua Barthélemy.
Merthin était justement à sa recherche. Il traversa le
transept nord, monta quelques marches et franchit une arche qui donnait sur un
étroit escalier en colimaçon aménagé dans le mur. Du vieux transept à la
nouvelle tour, la teinte des pierres passait d’un gris anthracite évoquant des
nuages menaçants à un
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