Un Monde Sans Fin
impatiemment Victoire dans l’espace que
lui-même venait de libérer avec Griff au milieu de la foule. Le comte Roland
devait être tombé tout près de lui.
Les paroles de son père lui revinrent à l’esprit :
« Sois constamment en alerte et prêt à satisfaire les désirs du
comte. » Ce drame serait-il pour lui la chance à laquelle il aspirait
tant ? L’occasion de se distinguer lui était offerte aujourd’hui : il
allait sauver le comte Roland ou même seulement Victoire.
Cette pensée fouetta son énergie. Il fouilla le fleuve des
yeux à la recherche du comte qui portait aujourd’hui un justaucorps en velours
sur une longue robe pourpre très reconnaissable. Mais c’était une gageure que
de vouloir identifier quelqu’un dans la masse grouillante de ces corps vivants
et morts. Enfin il aperçut un étalon noir avec une tache blanche sur l’œil. Son
cœur bondit dans sa poitrine. Victoire, la monture de Roland, se débattait dans
l’eau, incapable semblait-il de nager en ligne droite. Elle devait s’être cassé
une jambe, peut-être plusieurs.
Près du cheval, il repéra un grand corps vêtu de pourpre.
Son heure de gloire avait sonné !
Il se défit prestement de ses habits qui ne pouvaient
qu’entraver ses mouvements et plongea de nouveau dans la rivière, vêtu de ses
seuls sous-vêtements, dans l’intention de piquer droit sur le comte. Las, pour
cela, il lui fallait franchir une masse de corps, hommes, femmes, enfants, dont
un bon nombre encore en vie s’accrochaient à lui désespérément.
Les repoussant sans merci, à coups de poing parfois, il
parvint à rejoindre Victoire. L’animal était à bout de forces. Après un instant
d’immobilité absolue, il se laissa aller au fond. Quand l’eau eut recouvert sa
tête, il recommença à se débattre. « Tranquille, mon garçon, tranquille »,
lui dit Ralph à l’oreille, mais il était évident que le cheval ne s’en
sortirait pas.
Le comte Roland flottait sur le dos, les yeux fermés, sans
connaissance – mort peut-être ? Son pied coincé dans l’étrier l’avait
probablement empêché de couler. Il avait perdu son chapeau et ce que l’on
voyait de son crâne n’était qu’un magma ensanglanté. Pouvait-on survivre à une
telle blessure ? Qu’importe, je le sauverai, se dit Ralph. Qui ramenait le
corps d’un comte se voyait certainement récompensé.
Il tenta de dégager le pied du blessé, mais l’étrivière
s’était enroulée autour de sa cheville. Voulant saisir le couteau qu’il portait
en permanence, il leva la main vers son ceinturon et réalisa qu’il était resté
sur le rivage avec ses habits. Le comte, lui, avait forcément son poignard sur
lui. En tâtonnant, Ralph parvint à l’extraire du fourreau et entreprit de
cisailler la courroie.
Les convulsions de Victoire ne lui facilitaient pas la
tâche. Chaque fois qu’il réussissait à attraper l’étrier, un sursaut du cheval
moribond le lui arrachait des mains avant qu’il n’ait eu le temps de poser le
couteau sur la courroie. Dans ses malheureuses tentatives, il ne réussit qu’à
se couper le dos de la main. S’accrochant par les jambes à l’encolure du
cheval, il parvint à se stabiliser et, dans cette position, à trancher
l’étrivière.
À présent, il allait devoir ramener le comte évanoui
jusqu’au rivage, alors qu’il n’était pas bon nageur et que son nez cassé
l’obligeait à respirer par la bouche. Haletant, il fit une pause pour reprendre
son souffle, se laissant aller de tout son poids sur le cheval condamné. Mais
le comte, qui n’était plus soutenu, commençait à couler.
Agrippant sa cheville de sa main droite, Ralph entreprit de
nager vers la berge. Mais il n’était pas facile de garder la tête hors de l’eau
en nageant d’une seule main. Il s’interdit de regarder derrière lui. Si Roland
avait la tête sous l’eau, il ne pourrait rien y faire. Au bout de quelques
brasses, il fut hors d’haleine, incapable de remuer ses membres endoloris.
Il était jeune et vigoureux, certes, mais ses activités
habituelles, escrime et chasse à courre, ne l’avaient pas préparé à sauver
quelqu’un de la noyade. S’il pouvait passer toute une journée à cheval et le
soir même écraser un adversaire à la lutte, en revanche il lui fallait à
présent mettre en action des muscles qu’il n’avait pas développés. L’effort
nécessaire pour garder la tête levée lui arrachait le cou. Il
Weitere Kostenlose Bücher