Un Monde Sans Fin
pas
et inversement. Elle avait commencé à pratiquer cette méthode dans la matinée,
quand elle avait repéré Sim à une demi-lieue derrière elle. Pendant un moment,
elle était parvenue à maintenir la distance entre eux. Mais quand la route lui
avait à nouveau permis de voir au loin, elle avait pu se convaincre qu’il avait
adopté une allure identique, alternant marche et course. Les lieues
s’additionnaient, les heures se succédaient et le colporteur gagnait toujours
plus de terrain. Vers le milieu de la matinée, elle avait compris qu’à ce
rythme, il l’aurait rattrapée bien avant qu’elle ait atteint Kingsbridge.
Ne sachant que faire, elle s’était enfoncée dans les bois,
veillant à ne pas trop s’écarter de la route, de peur de s’égarer. Plus tard, elle
avait entendu le bruit d’une course et d’une respiration essoufflée. Glissant
un œil à travers les broussailles, elle avait vu Sim passer devant elle. Elle
savait que, lorsqu’il arriverait à une portion de route suffisamment dégagée et
ne la verrait plus, il se douterait qu’elle s’était cachée dans les bois. Une
heure plus tard, comme prévu, elle l’avait vu revenir sur ses pas.
Elle avait continué à marcher dans la forêt, s’arrêtant
toutes les deux ou trois minutes pour tendre l’oreille, persuadée qu’il se
mettrait bientôt à fouiller les sous-bois des deux côtés de la route, car cela
faisait maintenant un bon moment qu’il ne la voyait plus. Elle avançait
lentement, obligée qu’elle était de frayer son chemin dans les broussailles en
pleine floraison du bord de la route pour ne pas risquer de se perdre.
Enfin, le bruit indistinct d’une foule lui parvint. La ville
ne devait plus être très loin. Elle se réjouit. Finalement, elle aurait réussi
à s’échapper. Se risquant tout au bord du chemin, elle tendit précautionneusement
la tête, à demi cachée derrière un buisson. La voie était libre dans les deux
sens et on apercevait au nord la tour de la cathédrale à un quart de mille.
Elle était presque rendue.
Elle perçut un aboiement familier et Skip émergea des taillis.
Les larmes aux yeux, elle se pencha pour le caresser. Il
bondit joyeusement autour d’elle, lui léchant les mains.
Sim n’étant pas en vue, elle s’aventura sur la route et,
malgré son épuisement, reprit sa cadence de vingt pas de marche et vingt pas de
course. Skip trottait à ses côtés, persuadé qu’il s’agissait d’un nouveau jeu.
Chaque fois qu’elle changeait de rythme, elle jetait un regard par-dessus son
épaule. La troisième fois, elle aperçut Sim.
Il n’était qu’à quelques centaines de pas.
Le désespoir s’abattit sur elle, tel un raz-de-marée. Elle
aurait voulu se coucher et mourir. Mais elle avait atteint le hameau de
Villeneuve, le pont était à moins d’un quart de mille. Elle se força à
continuer.
Elle tenta de courir plus longtemps, mais ses jambes ne lui
obéissaient plus. Un petit trot, voilà tout ce qu’elle était capable
d’accomplir. Ses pieds la faisaient souffrir. Baissant les yeux sur ses
chaussures, elle vit que ses semelles éculées étaient tachées de sang.
Comme elle arrivait à la croisée au Gibet, elle aperçut
devant elle une foule immense sur le pont. Tout le monde regardait dans la même
direction ! Pas une âme pour lui prêter attention alors qu’elle courait
pour échapper à Sim, pour avoir la vie sauve !
Pour seul moyen de défense, elle n’avait que son canif, tout
juste bon à découper un lièvre cuit au four. Autant dire qu’elle était
désarmée.
La route était bordée sur un côté par de petites cahutes
habitées par des gens trop pauvres pour s’établir en ville, sur l’autre par un
pré appelé le Champ des amoureux, qui appartenait au prieuré. Sim était à
présent si proche d’elle qu’elle entendait sa respiration saccadée et sifflante
comme la sienne. La terreur lui insuffla un dernier sursaut de force. Skip se
mit à aboyer – aboiements plus craintifs qu’agressifs : il n’avait pas
oublié la pierre reçue sur le museau.
Le terrain aux abords du pont était une vaste étendue de
boue collante retournée par des milliers de bottes, de sabots et de roues.
Gwenda s’y élança, mue par l’espoir que Sim, plus lourd qu’elle, s’enfoncerait
davantage dans ce bourbier.
Enfin elle atteignit le pont. La foule était moins dense de
ce côté-ci. Tout le monde lui tournait le dos, les yeux rivés sur une
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