Un paradis perdu
marais au port, disparaissaient sous la végétation et l'entretien du canal avait été abandonné. Les plus belles maisons de Matthew Town, désertées par leurs propriétaires, partis tenter leur chance à Cuba ou à la Jamaïque, ne trouvaient plus preneurs. Ailleurs, des habitations, détruites deux ans plus tôt par un incendie, ne pouvaient être reconstruites faute d'argent.
– Après avoir été la plus riche, Inagua est l'île la plus misérable de l'archipel, assura le seul clergyman encore présent à Matthew Town.
Même le gouvernement bahamien semblait se désintéresser du sort des Inagua Islands. Le courrier en provenance des États-Unis pour l'archipel, qui arrivait à Matthew Town où les bateaux-poste bahamiens le recueillaient, pour le distribuer dans les îles, était maintenant reçu à Long Cay, sur Crooked Island.
Seuls les flamants roses paraissaient satisfaits car, sur les marais salants inexploités, pullulaient les larves d'ephydra, petites mouche à grosse tête et yeux saillants, dont les oiseaux se régalaient.
En revanche, les îliens rompus au dur métier de paludier, habitués à entretenir le salin, ratisser le sel, le mettre à sécher, le tasser en baril, en redoutant les grandes pluies qui nappent d'eau douce l'eau salée, étaient désœuvrés et sans revenus. Tous pestaient contre l'American Tariff , qui avait anéanti la production et le commerce du « meilleur sel qui soit au monde 4 ».
L'intendant de la Salt Cornfield Company expliqua clairement la situation.
– En 1881, une commission douanière américaine avait proposé « une réelle réduction des droits existants », peut-être de vingt pour cent, mais cette proposition est restée lettre morte. En 1883, les droits ont même été augmentés, notamment sur les lainages, le minerai de fer, l'acier et le sel que certains États de l'Union produisent depuis la fin de la guerre de Sécession. Et les douanes américaines veillent à ce que le Tariff soit strictement appliqué, dit l'homme 5 .
– Prévoyant l'élection présidentielle de 1884, les républicains, mêmes protectionnistes, promettent, au nom du parti, « de corriger les inégalités du Tariff et de réduire l'excédent de recettes que les droits de douane génèrent ». On escompte que ceux-ci produiront en 1884, cent quarante millions de dollars, somme que les démocrates jugent « complètement inutile aux besoins de l'État », compléta le commandant du port.
Les Bahamiens espéraient donc une victoire démocrate en novembre 1884 et, partant, un changement de politique à la Maison-Blanche, qui conduirait à une véritable diminution des droits d'entrée aux États-Unis du sel bahamien. En attendant, certains insulaires tentaient une reconversion dans l'élevage, espérant exporter des bovins, ce que Pacal estima être pure utopie, personne sur l'île n'ayant compétence pour un tel commerce. Plus prometteuse lui parut la culture du chanvre de Manille, destiné à la fabrication des cordages, dont les marines, militaire et de commerce, faisaient grande consommation. Daniel Sergeant produisait, depuis peu, un chanvre « valant celui du Yucatan ». Entrepreneur dynamique, il avait envoyé des échantillons à l'Exposition de Londres et commençait à recevoir des commandes. Pour ceux qui n'avaient ni capitaux ni connaissances particulières, restait l'exploitation des cocotiers, dont ils exportaient les noix à Cuba et en Floride, marchés plus proches que Nassau.
Après une enquête minutieuse, des heures de calcul et de réflexion, Pacal décida la liquidation de la Salt Cornfield Company, dans l'incapacité, comme la Heneagua Salt Pond Company, de trouver des débouchés pour le sel récolté sur l'île. Les Cornfield resteraient cependant propriétaires des terrains acquis au temps de la prospérité.
– Mon grand-père dit qu'en affaire la girouette commerciale tourne au vent des modes. Je réserve donc Inagua en attendant des jours meilleurs, confia Pacal à Cunnings en donnant le signal du retour à Soledad.
Dès son arrivée, après plus d'un mois d'absence, il se précipita à Cornfield Manor pour rendre compte de sa mission. Il fut surpris de voir Pibia se hâter à sa rencontre, alors qu'il arrêtait son boghei devant le manoir. Le visage grave du majordome, habituellement enjoué, l'alarma.
– La santé de lord Simon s'est dégradée, sir Pacal. Vous allez le
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