Un vent d'acier
Lyon, à Bordeaux et dans le midi, les succès menaçants de l’insurrection royaliste en Vendée, la pression accrue des coalisés au nord et à l’est – soucis partagés avec ses collègues –, s’ajoutait pour Claude l’amertume d’avoir commis une sottise en faisant, le 14, envoyer Bernard à l’armée du Rhin. Sollicité par trop d’exigences urgentes, on pensait trop rapidement. Tout se bousculait en ces jours fiévreux où les nouvelles les plus contraires, avantages, revers, trahisons, métamorphosaient d’instant en instant la situation. À peine prise, une décision opportune se révélait brusquement déplorable. Depuis le 16, ce n’était plus sur le Rhin que se trouvaient la fortune de Bernard et sa chance de sauver la république, mais à l’endroit d’où on l’avait trop vite enlevé.
Comment aurait-on pu savoir, le 14 juillet, que la veille, le matin où Charlotte Corday demandait à voir Marat, le jeune Vincent, secrétaire à la Guerre, était, en compagnie d’Hébert, en train de remettre à l’Ami du peuple un dossier établissant la collusion de Custine avec les généraux ennemis ? Le poignard ne permit pas à Marat de poursuivre l’affaire. Le 16, Hébert l’avait reprise, dénonçant le général aux Jacobins et venant en leur nom au Comité de Salut public exiger l’arrestation de Custine qui se trouvait à Paris où il se faisait applaudir, au ci-devant Palais-Royal, par les filles et les culottes dorées. Saint-Just, Couthon, s’associant à Hébert, avaient obtenu, contre les avis de Gasparin, de Thuriot, l’arrestation immédiate du traître et son renvoi devant le Tribunal révolutionnaire.
« Traduisez-y donc ceux qui ont voulu à toute force le nommer. Ce sont eux, les responsables, je les ai prévenus », dit Claude.
Il était furieux contre Danton, Delacroix, Delmas, obstinés à ne point l’entendre quand il s’opposait, dans le comité Danton, à la nomination de ce général Moustache, au lieu de Bernard. Et il était non moins furieux contre lui-même pour son intervention si malencontreuse. Eût-il attendu deux jours, l’armée du Nord était enfin entre les mains de Bernard : l’homme qu’il fallait pour la galvaniser et repousser les Autrichiens. Mayence et les Prussiens n’importaient plus guère, quand Clerfayt pouvait être dans quatre jours sous Paris, comme Xavier Audouin venait de le déclarer au club. Il n’était plus temps de rappeler Bernard, le seul résultat eût été de porter au comble le désordre. À son défaut, Claude proposa Jourdan, auquel il accordait toute confiance sinon comme stratège au moins comme meneur d’hommes. Mais, fit remarquer le colonel Gasparin, Jourdan ne comptait à son actif nul combat marquant. En outre, à peine promu divisionnaire, il n’avait pas encore fait ses preuves dans les hauts grades. Le Comité estima plus prudent de laisser l’armée du Nord au lieutenant de Custine : le général de division Houchard, qui en assumait le commandement provisoire. C’était un homme de cinquante-cinq ans, ancien soldat de la monarchie devenu officier sous le nouveau régime, très brave, grand sabreur, bon patriote. On le confirma dans son poste.
Arrivé à Landau le 18 au matin, Bernard fut aussitôt conduit, par les représentants, au village de Gleisweiler où se trouvait le grand quartier, à une lieue en territoire ennemi. Ils firent reconnaître le citoyen Delmay comme général en chef, et il se mit immédiatement au travail avec le chef d’état-major, un jeune colonel répondant au nom de Laferières, qui, assisté de deux secrétaires, lui donna en une heure le tableau complet de la situation : états des forces, emplacements des troupes, etc. Éparses dans les vallées voisines du Rhin, elles occupaient tous les passages, communiquant elles-mêmes par les couloirs du Hardt – dernier, ou premier, éperon des Vosges – avec l’armée de Moselle qui tenait le versant oriental. Beauharnais n’avait pas pris là un mauvais dispositif. Excellent pour la défensive, il pouvait même servir de base à une attaque convergente. Cependant, Bernard, au premier coup d’œil sur la carte d’ensemble, était frappé par l’éloignement des lignes ennemies. Entre les avant-postes français et les corps prussiens couvrant le gros de l’armée qui investissait Mayence, s’étendaient des lieues de pays vide. Loin d’inquiéter Frédéric-Guillaume, on semblait attendre qu’il en ait fini
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