Un Vietnamien bien tranquille : L'extraordinaire histoire de l'espion qui défia l'Amérique
Conein, l’homme des « sales besognes » de la CIA , selon la formule de Stanley Karnow, est revenu depuis un an au Sud-Vietnam. Lew Conein, que j’ai bien connu, était un Franco-Américain à l’apparence d’un bon bougre mais qui avait trempé au Viêt Nam, depuis 1955, dans des coups tordus. Il assure le contact avec des généraux mis à l’écart par Ngô Dinh Diêm et Ngô Dinh Nhu et qui songent à un coup d’État. Mais ces officiers veulent d’abord s’assurer du ralliement de chefs d’unités combattantes et, ce qui va de pair, d’un feu vert américain. Pour la Maison-Blanche, l’une des premières mesures indispensables est le rappel de Frederick Nolting, un ambassadeur usé et trop proche du régime, pour le remplacer par un poids lourd, en l’occurrence Henry Cabot-Lodge. Ce changement ne doit, toutefois être révélé qu’à la toute dernière minute, pour éviter que Ngô Dinh Nhu se lance dans une aventure – ce qu’il tentera effectivement de faire.
Encore employé par l’agence Reuters, Pham Xuân Ân bénéficie d’une indiscrétion lors d’un dîner au restaurant La Cigale, à Sài Gòn, en compagnie d’officiels et de journalistes américains. À l’un de ses collègues qui le taquine sur la présence de sa compagne vietnamienne à ce dîner, le secrétaire de Frederick Nolting répond, un peu énervé : « Fiche-moi la paix, je rentre la semaine prochaine, laisse-moi souffler. » Pham Xuân Ân, qui a été le seul à entendre cet échange, en conclut, à juste titre, que Frederick Nolting s’en va et rédige une dépêche pour l’annoncer.
Les services de renseignements sud-vietnamiens sont furieux. La police secrète veut connaître la source de cette information. Des pressions sont exercées sur l’agence Reuters pour qu’elle licencie Pham Xuân Ân, lequel ne peut plus compter sur le D r Trân Kim Tuyên, lui-même en disgrâce depuis plus de deux ans. Pour Reuters, le coup est dur : le carnet d’adresses de Pham Xuân Ân, ses connaissances et son tissu de relations parmi les gens haut placés lui sont indispensables, surtout en pleine crise de fin de régime. Les menaces du pouvoir sont assez fortes pour que Reuters accepte une solution bien peu satisfaisante : Pham Xuân Ân ne sera pas licencié – il n’a commis aucune faute, au contraire –, mais envoyé au bureau de l’agence de Singapour Heureusement pour Pham Xuân Ân, sur ces entrefaites, des généraux prennent le pouvoir. Selon l’un de ses collègues américains, il est « sauvé par un coup d’État » dont la figure de proue est le général Duong Van Minh.
Pham Xuân Ân n’est pas le seul bénéficiaire : Hà Nôi garde son meilleur agent de renseignements dans le Sud.
Chapitre 5 Le cercle intime
En 2004, lors de l’une de mes visites, Pham Xuân Ân ressort d’une grande chemise un beau portrait de groupe réalisé, une trentaine d’années auparavant, par Richard Avedon. Pham Xuân Ân y figure, la tête légèrement rentrée dans les épaules, à son habitude, et le sourire un peu timide aux lèvres. Robert Shaplen, qui dépasse les Vietnamiens d’une bonne tête, trône au milieu, ce qui lui va très bien. Les trois autres Vietnamiens présents posent volontiers mais sans effet pour le photographe. Ils ont pour noms Nguyên Hung Vuong, Nguyên Dinh Tu et Cao Giao.
Pham Xuân Ân conserve soigneusement ce cliché. Lors d’une visite ultérieure, il m’en montre d’autres pris au début des années 1970, toujours par Richard Avedon, un ami de Robert Shaplen. Ces photos, si vivantes, présentent un échantillon intéressant de ce que Radio-Catinat peut compter, avant la fin de la guerre, de gens fiables à côté de manipulateurs ou d’escrocs. Au-delà des divergences et des différences, des calculs, des tempéraments ou des choix des uns et des autres, les cinq hommes ressemblent à des compères faisant un pied de nez au reste de la planète. Ce qui est sans doute faux, à l’exception de Pham Xuân Ân, et au prix de quels risques.
Radio-Catinat est donc le surnom dont on a affublé Givral, le café-glacier à l’angle de la rue Tu Do et du boulevard Lê Loi. Les deux portes-fenêtres de ma chambre, au troisième étage du Continental, donnent sur la place du théâtre et Givral se trouve dans mon champ d’optique. Le café-glacier est fréquenté par ce que Sài Gòn peut compter de députés, de sénateurs, d’espions, de journalistes et
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