Un Vietnamien bien tranquille : L'extraordinaire histoire de l'espion qui défia l'Amérique
Quand la conversation présente peu d’intérêt, il se contente d’inhaler longuement, comme tous les opiomanes, la fumée des cigarettes à bon marché qu’il allume les unes après les autres. Frisant la cinquantaine, d’apparence frêle, un peu voûté, les cheveux abondants, raides et grisonnants, la peau transparente, il a suffisamment vécu et souffert pour économiser son temps. « Il n’y a pas de vie sans rêve », me dit-il, et il semble payé pour le savoir. Cette phrase me hante encore aujourd’hui, chaque fois que je pense à mes amis vietnamiens de l’époque. Quelle place restait-il – et reste-t-il – chez ceux qui sont encore en vie, pour cette part de rêve, si menue soit-elle, qui nourrit la vie ?
Bien après la fin de la guerre, Pham Xuân Ân, qui connaît Nguyên Hung Vuong depuis les années 1950, me raconte que ce dernier est né en 1923 à Kunming, dans le sud de la Chine, au sein d’une famille vietnamienne qui travaille pour les Français, politiquement engagée et victime des bouleversements dont l’ancien Empire du Milieu est alors le théâtre. L’un de ses frères aînés, un trotskiste, qui a eu une forte influence sur lui, a été assassiné par la III e Internationale. Un autre a été un agent de la sécurité française à Kunming. Pour des raisons de sécurité et pour préserver son avenir, la famille de Nguyên Hung Vuong décide de l’envoyer au Viêt Nam. Âgé de quatorze ans, brillant sujet, il y apprend très vite le vietnamien et le français. Il obtient à Hà Nôi son deuxième bac français dès l’âge de dix-neuf ans avant de se frotter, mais sans conviction, à des études de médecine puis de droit.
En août 1945, lors de l’indépendance du Viêt Nam, partisan de la révolution, il se retrouve au bureau de la censure à Hà Nôi. « Hô Chí Minh passait de temps à autre, l’atmosphère était tendue, parfois glaciale », m’a-t-il dit. Nguyên Hung Vuong quitte sans trop tarder Hà Nôi pour Hong Kong, où il rencontre Lê Xuân, un agent qui a travaillé pour Hô Chí Minh à Shànghai. Puis il séjourne en Thaïlande, où il fait la connaissance de Pham Xuân Giai. « À l’époque, Pham Xuân Giai travaillait pour le Deuxième Bureau français alors que Nguyên Hung Vuong et Lê Xuân le faisaient pour la CIA », dit Pham Xuân Ân, dont Pham Xuân Giai était le cousin. On pourrait difficilement résumer une situation plus complexe. Pham Xuân Ân, mais tout le monde l’ignore, est alors proche du Viêt Minh ; son cousin Pham Xuân Giai travaille pour le Deuxième Bureau français ; Lê Xuân, ancien agent de Hô Chí Minh, renseigne la CIA ; et Nguyên Hung Vuong, un ancien de la censure à Hà Nôi, en fait autant…
Puis Nguyên Hung Vuong revient au Viêt Nam et trouve un emploi à Hà Nôi, alors repassée sous contrôle français, au bureau de l’ USIS , le service officiel d’information américain. En 1952, il s’installe à Sài Gòn où Pham Xuân Giai le recrute dans les services psychologiques de l’armée du nouvel État mis en place par les Français. Un Bao Dai réticent ne remonte pas sur son trône : il est simplement chef d’État. Pham Xuân Giai, comme d’autres officiers, a été transféré de l’armée française dans les rangs de l’armée de Bao Dai. Pour le compte de Pham Xuân Giai, Nguyên Hung Vuong opère alors en liaison avec l’Américain Edward Lansdale. Ce dernier est, au Sud-Vietnam, le fervent avocat de la tactique des « hameaux stratégiques » qui consiste à regrouper des populations rurales dans des villages protégés pour priver le poisson communiste de son eau. Graham Greene en fait un personnage naïf dans son livre Un Américain bien tranquille . En 1954, alors colonel, Edward Lansdale est chargé avec l’appui de la CIA d’établir une première mission politico-militaire à Sài Gòn.
À cette époque, des liens commencent à se nouer. Après avoir été testé pendant une longue période, Pham Xuân Ân est admis clandestinement au sein du PC en mars 1953. Sa couverture officielle : il s’est débrouillé pour se faire nommer sous-officier assimilé de la jeune armée sud-vietnamienne. Il est affecté au TRIM , organe tripartite de liaison entre cette armée, l’état-major français et la mission militaire américaine, dirigée par Edward Lansdale. Son cousin Pham Xuân Giai lui a-t-il donné un coup de main ? Il n’en dit rien. Mais Pham
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