Un Vietnamien bien tranquille : L'extraordinaire histoire de l'espion qui défia l'Amérique
d’indicateurs de police, surtout vietnamiens. Le théâtre municipal voisin, qui accueille alors les débats de l’Assemblée nationale, contribue aussi à sa fortune.
On y croise bon nombre d’officiers amateurs – médecins, économistes, commerçants –, depuis qu’en 1968 a été décrétée la conscription générale des hommes âgés de dix-huit à trente-sept ans. Ceux qui peuvent trouver refuge dans un état-major ou un ministère viennent y tromper leur ennui. Les autres profitent de la moindre permission pour y retrouver leurs amis ou se mettre au courant de la dernière rumeur.
Pham Xuân Ân en est l’un des piliers, au même titre que les trois autres Vietnamiens du cliché. Robert Shaplen apparaît également de temps à autre. Mais ils se retrouvent souvent dans la chambre 47, celle toujours occupée par Robert Shaplen, lors de ses passages, au deuxième étage du Continental. L’endroit est discret et, pour s’y rendre de son bureau, Pham Xuân Ân n’a qu’à monter un étage. Les chambres du Continental étant très spacieuses, Robert Shaplen aime accueillir ses amis chez lui à l’heure de l’apéritif. J’y retrouve non seulement Pham Xuân Ân mais d’autres personnages dont les noms ne parlent qu’à certains initiés de la tragédie vietnamienne mais dont l’expérience et les itinéraires en disent long sur la complexité et les ravages de la guerre.
Fort en gueule, comédien, grand amateur de whisky et de gros cigares, Robert Shaplen apprécie son rôle de ténor de la presse américaine. Ce vétéran des guerres du Pacifique et d’Asie affiche un carnet d’adresses impressionnant et, pendant ses séjours au Sud-Vietnam, d’une durée de cinq à six semaines, la table de l’ambassadeur des États-Unis lui est ouverte. Ses interminables articles publiés par le New Yorker, toujours nuancés et rédigés avec grand soin, font autorité à Washington. Robert Shaplen, qui a ses entrées au département d’État, est parfois appelé à témoigner devant la commission des Affaires étrangères du Sénat.
Il connaît les éminences de la CIA et de l’état-major américain et ne s’en cache qu’à moitié. Lors de ses dépositions à Washington, s’appuyant sur des analyses fort documentées, il s’exprime avec une prudente réserve et j’ai maintes fois l’impression, surtout à compter de 1970, qu’il fait semblant de croire que la cause américaine n’est pas perdue alors qu’il n’en est plus convaincu. Certains de ses collègues le soupçonnent d’intriguer et il est vrai qu’il se montre prodigue en conseils. L’ayant accompagné une fois dans le centre du pays, jusqu’à Huê, j’ai été interloqué par l’ampleur du respect que les officiels américains sur le terrain lui manifestaient. Robert Shaplen connaissait tous les responsables locaux de la CIA , qui semblaient me prendre pour son assistant. Il se comportait comme s’il était chez lui, dans son domaine.
Cao Giao est également proche de Pham Xuân Ân même si les deux hommes sont très différents, le premier beau parleur et le deuxième plus discret. Cao Giao travaille alors pour Newsweek, dont le bureau occupe deux chambres au deuxième étage du Continental. Petit, les yeux rieurs cachés derrière de grosses lunettes, affichant une fine barbichette à la Hô Chí Minh, il a le mot capable d’épingler. Il nous amuse beaucoup avec ses formules à l’emporte-pièce. Il compare les partisans de la « troisième force », qui prônent le compromis entre Sài Gòn et Hà Nôi, à « des taupes qui construisent clandestinement des tunnels qui ne mènent nulle part ». Il parle des « intellectuels-chômeurs » qui, lorsque les esprits sont désorientés, donnent le ton.
Plus tard, au fil de nos conversations, Pham Xuân Ân me racontera le triste itinéraire de Cao Giao, dont beaucoup de détails m’échappent à l’époque. Ce dernier a beau avoir travaillé pour les services français, il a été arrêté et accusé, pendant la première guerre d’Indochine, d’avoir renseigné le Viêt Minh. En 1955, après la signature des Accords de Genève, il a fui le Nord car les communistes cherchaient à le capturer. Puis il est de nouveau jeté en prison dans le Sud, sous la présidence de Ngô Dinh Diêm. Cette fois-là, il est libéré, rapporte Pham Xuân Ân, « grâce à l’intervention de l’un de ses amis qui travaillait pour le D r Trân Kim Tuyên », dont Pham
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