Un Vietnamien bien tranquille : L'extraordinaire histoire de l'espion qui défia l'Amérique
halte dans le Sud en 1983, au cours de laquelle je n’avais rencontré personne, je n’ai pu revenir au Viêt Nam qu’en 1987. J’ai alors découvert le Nord, que je ne connaissais pas. À cette époque, Hà Nôi est encore noyé dans la grisaille socialiste, une ville décatie, au charme évident mais pleine de gens qui s’entassent dans d’étroits domiciles ou circulent silencieusement à vélo, sans qu’on sache pourquoi ils le font et où ils se rendent. La capitale s’est s’animée et égayée lentement au fil des années suivantes.
En février 2004, le delta du fleuve Rouge traverse une brève période d’un froid vicieux, humide, dont les Français se protégeaient autrefois avec un bon feu de bois et que le seul moyen de tromper, aujourd’hui, car les rares cheminées ont disparu, est le climatiseur doublé d’un chauffage, un luxe que l’on ne trouve que dans les hôtels et chez les riches.
J’avais longtemps rêvé d’interroger Vo Nguyên Giáp qui avait fait ses premières classes, tout jeune, comme professeur d’histoire. Mais il était souvent à l’index et on ne le montrait qu’à l’occasion des anniversaires de victoire. Lors des congrès du PC , il figurait non à la tribune, mais au premier rang de la salle, telle une icône vivante dans son uniforme blanc de général de corps d’armée.
Un an après la victoire de 1975, il a perdu le commandement en chef. Quatre années plus tard, le ministère de la Défense lui a été retiré. Lors du V e Congrès du PC , en 1981, il n’est pas réélu au Bureau politique et, en 1991, il est chassé du Comité central. Je me rappelle que, lors de la cérémonie de clôture de ce VII e Congrès, il lisait le journal, faisant semblant d’ignorer la lecture saccadée et rapide de la liste des élus dont un autre général, Lê Kha Phiêu, avait la charge. Pour avoir tenté une percée politique, Vo Nguyên Giáp venait de subir un sérieux échec. Six mois plus tard, il perdrait ses dernières fonctions officielles, en l’occurrence un portefeuille de vice-Premier ministre.
La première fois que je l’ai rencontré – c’était en 1994 –, il s’en était tenu à des banalités sur la guerre et les erreurs commises par la direction du PC , dans les dix années qui ont suivi la victoire de 1975. Plutôt informel, l’entretien s’était déroulé dans un petit salon de l’Union des journalistes, en présence de feu Dao Tung, alors directeur de l’agence officielle de presse, et de l’un de ses collaborateurs. « Nous aurions dû ne jamais abandonner l’économie de marché », m’avait dit Vo Nguyên Giáp, ce qui ne mangeait pas de pain.
Je l’avais revu, en compagnie d’une poignée de journalistes, six années plus tard, lors du vingt-cinquième anniversaire de la prise de Sài Gòn. Il avait évoqué, en lisant un texte, le « moment le plus heureux d’une vie de lutte », quand le « front » lui a rapporté que le général sudiste Duong Van Minh avait donné à ses propres troupes l’ordre de cesser les combats, épargnant ainsi à Sài Gòn un bain de sang. « Nous étions libres, sans ennemis français, américains, japonais », avait dit Vo Nguyên Giáp, avant d’ajouter ce commentaire plutôt emphatique : « Le 30 avril 1975 a été la première victoire totale d’une colonie contre l’impérialisme, une victoire de légende. »
Ce jour-là, en avril 2000, dans le salon d’un bâtiment officiel réservé à l’accueil des hôtes de marque, Vo Nguyên Giáp s’était senti l’âme d’un historien d’épopée. Pendant mille ans de domination chinoise, avait-il poursuivi, « nous n’avons pas été assimilés » et, au X e siècle, « nous avons retrouvé notre indépendance ; puis, pendant plus de mille ans, nous avons combattu et gagné ». La leçon du dernier chapitre – les guerres du XX e siècle – est identique. « Contre les B-52, ce fut la victoire de l’intelligence vietnamienne sur l’argent et la technologie des États-Unis », avait-il dit. « Au bout du compte, le facteur humain prime : il faut comprendre les gens, leur histoire, leur culture » – telle était l’autre leçon, à ses yeux ou à ceux du Parti, de la défaite américaine.
Ces propos me laissaient un peu sur ma faim. Mais, en février 2004, l’entretien prendra une tournure plus personnelle. Le photographe Nicolas Cornet et moi-même obtenons l’autorisation d’être reçus chez
Weitere Kostenlose Bücher