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Une irrépressible et coupable passion

Une irrépressible et coupable passion

Titel: Une irrépressible et coupable passion Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ron Hansen
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20 mars. Mais Ruth devinait que ses interrogateurs
s’ingéniaient à réveiller les vestiges de la rage et de la férocité dont elle
avait fait preuve avec Albert, si bien que, dans l’ensemble, elle para leurs
attaques avec dignité et retenue. Elle savait pertinemment qu’elle relatait la
nuit telle qu’elle aurait dû être, et non comme elle s’était déroulée, mais,
qu’au nom de Lorraine, elle se cramponnait à la notion juridique de
« doute légitime ». Elle se montra donc, dans sa déposition, aussi
désinvolte qu’honnête et sans vergogne, affichant son dédain pour son mari, se
contredisant en toute sérénité, soutenant des contrevérités, revenant rarement
sur ses déclarations quand on la prenait à mentir, laissant les incohérences
croître et se multiplier. Elle livra en toute innocence une version
extravagante des événements, comme si un jury d’hommes ne pouvait que la
croire. Vue de l’extérieur, elle paraissait ne pas avoir conscience du péril
dans lequel elle se trouvait.
    Mais ses avocats, eux, en avaient conscience, de sorte
qu’ils firent venir à la barre l’adorable Lorraine Snyder, neuf ans, orpheline
de père et peut-être sous peu, si les jurés en décidaient ainsi, de mère. En
raison du règlement de la prison, en ce 3 mai, Ruth n’avait pas revu sa
fille depuis son arrestation, le 21 mars. Elle eut le souffle coupé de
surprise lorsqu’on appela Lorraine et ne put s’empêcher de sourire et de
pleurer en même temps, tant elle était ravie, à la vue de sa fille s’avançant
dans la salle d’audience derrière un huissier. Elle se pencha vers Dana Wallace
pour lui faire remarquer à quel point Lorraine était jolie, avec son chapeau
noir à large bord et sa robe à col marin assortie toute neuve. Puis elle
s’empressa d’essuyer les larmes qui brouillaient sa vision afin de ne pas
perdre une seconde du témoignage de sa fille, qui écoutait gravement les
instructions du juge Scudder.
    La Cour décréta que Lorraine Snyder ne prêterait pas
serment, puis lui demanda de décliner son nom et son adresse. Elle s’exécuta,
évitant de poser les yeux sur Ruth et Judd.
    « Assieds-toi confortablement au fond de ta chaise et
regarde ce monsieur, au bout de la table, lui recommanda le juge Scudder, en
désignant Hazelton. Ne t’occupe de personne d’autre. Concentre-toi sur
lui. »
    Hazelton s’écarta de Ruth et commença :
    « Lorraine, te souviens-tu du matin où ta mère t’a
appelée à l’aide ?
    — Oui, monsieur.
    — Faisait-il jour ou nuit ?
    — Jour.
    — Et combien de temps après es-tu allée chercher du
secours chez les Mulhauser ?
    — Tout de suite. »
    Ce fut tout. Elle avait seulement été citée afin de
confirmer son existence aux yeux des jurés. Ruth se fut damnée pour un contact
avec Lorraine, un minuscule salut de la main quand l’huissier la raccompagna,
mais leurs regards ne se croisèrent pas, même par inadvertance. Et Ruth ne fut
pas la seule à sangloter dans la salle lorsque la porte se referma derrière la
fillette et que Samuel Miller cassa l’ambiance en lançant :
    « La défense appelle à la barre Henry Judd Gray, en son
propre nom. »
    En raison de sa pusillanimité, de son servile dévouement
passé à Ruth, de son indifférence générale aux débats et de son avachissement
mélancolique sur sa chaise, derrière la table de la défense, les journalistes
avaient décrit Judd comme « inerte », « un lapin apeuré »
ou « une chiffe molle ». Judd, railla le dramaturge Willard Mack,
était « un homme qui, j’en suis sûr, serait infichu de planter un arceau
de croquet sans aide ». Et Peggy Hopkins Joyce le compara sardoniquement à
« une boule de pâte qu’on aurait oublié de pétrir ». Pourtant,
lorsqu’il se leva pour témoigner, ce fut avec l’assurance, le maintien et le
pas alerte d’un officier que Judd s’avança. Tiré à quatre épingles, comme
d’habitude, il portait un costume croisé sombre à fines rayures, une chemise
blanche en soie et une cravate choisie avec goût. Son teint avait la pâleur de
la prison ; sa chevelure ondulée noisette était coupée de frais ; sa
voix de baryton surprit l’assistance. Le juge Scudder rapporta plus tard que,
si Mrs Snyder lui était apparue comme « frivole et grossière »,
le toujours serviable Mr Gray « avait l’allure d’un étudiant en
théologie ». Même les reporters les plus cyniques ne tardèrent

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