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Une irrépressible et coupable passion

Une irrépressible et coupable passion

Titel: Une irrépressible et coupable passion Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ron Hansen
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gênée.
    Alors qu’elle était secrétaire chez Tiffany Commercial Art
Studio, une agence de création publicitaire, expliqua Ruth, on l’avait priée
d’appeler le directeur artistique de Cosmopolitan, mais elle s’était par
erreur retrouvée en ligne avec celui de Motor Boating, dont la rédaction
se situait dans le même immeuble. Albert, ce mufle, lui avait vociféré qu’elle
l’interrompait, l’avait traitée de fieffée idiote et l’avait agonie d’injures
jusqu’à ce qu’elle raccrochât. Toutefois il l’avait ensuite rappelée,
méconnaissable – confus, drôle, enjôleur, avec un léger accent allemand.
« Êtes-vous aussi jolie que votre voix ? » avait-il voulu
savoir. Et il l’avait invitée dans les bureaux du magazine, dans la 40 e  Rue
Ouest. Elle fut engagée l’après-midi même en tant que sténographe, correctrice
et copiste au sein du pool de secrétaires que se partageaient Motor Boating,
Cosmopolitan et The American Weekly. C’était en juillet 1914. Elle
avait dix-neuf ans. L’Allemagne n’avait pas tardé à se lancer dans la Grande
Guerre et Albert avait changé son nom de Schneider en Snyder, « comme si
ça pouvait tromper quiconque ». On l’avait prévenue que c’était un coureur
de jupons. Mais elle l’avait quand même revu, car il était instruit et cultivé,
viril et connaisseur, titulaire d’un diplôme d’art et de graphisme du célèbre
Pratt Institute. Et bien qu’il fût emporté, plus âgé qu’elle de treize ans et
que ses activités préférées – la pêche, la voile, les concerts symphoniques –
ennuyassent follement Ruth, Albert lui apparaissait aussi comme le père qu’elle
n’avait jamais eu : bon soutien de famille, vigoureux, sensible, très
présent dans sa vie. Pour le vingtième anniversaire de Ruth, Albert lui avait
offert une boîte de chocolats dans laquelle elle avait découvert un petit écrin
contenant un solitaire d’un carat monté sur une bague en or.
    Ruth remua sa main gauche sous le regard myope et attentif
de Judd, qui cala sur son front ses lunettes rondes de hibou afin d’inspecter
le bijou.
    « Charmant, commenta-t-il.
    — J’ai pas mal hésité, mais en fin de compte, je lui ai
dit oui. Essentiellement parce que, une fois cette fichue bague au doigt, pour
rien au monde je ne l’aurais rendue. »
    On avait entre-temps servi la salade aux crevettes de Judd
et il l’avait terminée pendant que Ruth parlait. Et tandis que le serveur
débarrassait, Judd se versa la fin de la vodka de Harry. Ruth jeta un coup
d’œil par-dessus l’épaule de Judd à Harry Folsom, qui desserrait sa cravate,
échevelé, en sueur, la face cramoisie.
    « Vous comptez nous rejoindre sur la piste, les
enfants, ou vous avez l’intention de vous faire les yeux doux toute la
nuit ?
    — Vous vous sentez de taille ? lança Ruth à Judd.
    — De taille ? intervint Harry. Ce zigoto est un
adepte de… C’est quoi, déjà, ce nom ronflant, Judd ?
    — Terpsichore ?
    — C’est bien ça. »
    Ruth était perdue. Judd se leva en chancelant sous l’effet
de la vodka et prit la main baguée d’or de Ruth, qui l’imita.
    « Terpsichore est la déesse de la danse et de la poésie
lyrique », exposa-t-il, la langue pâteuse.
    Ruth sourit.
    « Drôlement flatteur pour vous, d’être comparé à une
déesse ! »
    La main de Judd se posa amicalement dans le dos de Ruth en
un avant-goût de valse.
    « Harry ne pense pas à mal, assura-t-il. Pas plus que
nous. »
     
    Ruth adorait la danse et Judd les connaissaient
toutes : le fox-trot, le tango, la castle walk et même le charleston ou la
rumba, qu’il lui apprit au pied levé. Plaquée contre Judd, elle sentait les
muscles noueux de son dos, les contractions et les roulements de ses biceps, le
glissement des cuisses agiles de Judd contre les siennes. Elle aimait être plus
grande que lui. Elle huma l’odeur de ses cheveux et de son tonique capillaire,
à laquelle se mêlait un relent de cigarette. Elle lui frôla le cou du bout du
nez.
    « Aftershave ? s’informa-t-elle.
    — Eau de Cologne, rectifia-t-il. La fragrance de Jean
Marie Farina. Celle que portent toutes les têtes couronnées d’Europe.
    — Il ne viendrait jamais à l’esprit d’Albert de sentir
autre chose que le savon.
    — Ça fait partie du boulot. Quand on vend des
sous-vêtements féminins.
    — Et le côté dandy ? »
    Judd se recula afin qu’elle pût voir sa mine

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