Une tombe en Toscane
penser à autre chose qu'au luxe de cette vie végétale dont l'exubérance paraissait inquiétante et anachronique au profane habitué aux plantes et aux fleurs communes.
Répandues dans la serre, dont Émile depuis la mort du maître continuait à surveiller la température, les tubéreuses aux contorsions étranges, aux pétales en forme de langues avides, parées de feuilles de tulle ou de feutre, dont Jean-Louis ne pouvait jamais retenir les noms compliqués, ressemblaient à des femmes de harem épanouies dans leurs beautés diverses, toutes uniques et solitaires, exilées dans leur orgueil d'étrangères, comme de belles esclaves au cœur insoumis, attendant sans le souhaiter le désir d'un prince oublieux.
Dans la vie de Louis Malterre, ces fleurs prisonnières jouèrent un rôle, leur présence eut sa raison d'être. Lui servirent-elles à fixer toutes les pensées incontrôlables ?
Penché sur les corolles ouvertes, Jean-Louis se convainquit peu à peu que la serre aux orchidées devait être pour son père comme une chapelle où s'exprimait une religion du futile, créée par le besoin d'un mythe nécessaire, remplaçant tout à la fois ce qui chez un homme ordinaire correspond à la partie de billard ou de cartes.
Froidement, Louis Malterre avait dû s'imposer l'habitude de venir dans la serre chaque jour. Il s'était fabriqué de toutes pièces sa passion comme s'il essayait par là de s'inclure dans les normes de sa société. Et puis, ce genre de préoccupation lui permettait la solitude en même temps qu'elle lui fournissait l'intéressante et facile fascination de la vie, tout en sauvegardant indépendance et autorité.
Car ni sa femme ni sa fille n'étaient pour l'industriel des pôles d'intérêt. Une indifférence courtoise présidait aux rapports de cette famille. Tant que personne ne s'avisait de sortir des normes définies par la tradition familiale, les actes des uns et des autres restaient ignorés. On jouait, aux dîners et aux déjeuners, le jeu de la famille qui dîne ou déjeune.
« On se croirait dans une pension de famille où il n'y aurait que des gens bien élevés », avait pensé un jour Jean-Louis. Et il en était ainsi par la volonté du maître qu'on aurait pu prendre à certains moments pour un être venu d'un autre pays, installé dans le provisoire.
Aimait-il les siens, cet homme qui accomplissait tous les actes de son devoir familial et professionnel sans paraître engagé nulle part ? Jean-Louis savait confusément que son père devait l'aimer plus que les autres, mais il n'était pas sûr qu'à son côté il n'apparaissait pas comme une habitude, comme une partie du décor conventionnel de la vie, que Louis Malterre avait choisie comme d'autres choisissent un meuble ou un chapeau qu'il est de bon ton de posséder.
Les fleurs rares dans la fixité de leurs pistils audacieux, comme une assemblée de juges tout-puissants, ne semblaient pas contredire ses pensées. Sous la voûte opaque de la serre pareille à un caveau de verre, dont l'allée centrale semblait préparée pour accueillir, entre deux escaliers de reposoirs, un cercueil imaginaire, le jeune homme se souvenait d'avoir vu son père. Une fois ou deux seulement, il l'avait accompagné, quand une nouvelle plante venait d'arriver, et que le jardinier terminait sa mise en place. Louis Malterre, les mains dans les poches de son veston, raide et attentif, détaillait les caractéristiques, l'origine, non pas seulement comme un collectionneur, mais comme un officier définissant les mérites et les défauts d'une nouvelle recrue. « Elles vivent, elles sont belles, elles se taisent, disait-il, une humanité végétale, voilà ce qu'elles sont, uniquement préoccupées d'air, de lumière et d'eau. La sagesse primitive est en elle, immuable et renouvelée. »
Une autre fois, il avait observé son père une loupe à la main examinant un long moment la profondeur d'une corolle, comme s'il guettait un signe à lui destiné, et il eût vu, peut-être sans étonnement, s'établir un dialogue entre la fleur couleur de chair écorchée et l'homme figé. À cet instant, seule la plante, gracieuse princesse végétale, paraissait vivante, face à cette momie vêtue de laine qu'était l'homme.
Et soudain, dans l'atmosphère alourdie par la chaleur humide qui maintenait en suspension les haleines odorantes de tous ces corps verts, secs ou charnus, Jean-Louis eut une atroce
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