Une tombe en Toscane
porte.
5.
Après le dîner chez les Batesti, quand Anne et Pietro eurent regagné leurs chambres, Jean-Louis se retrouva seul avec le maître de maison. Dans de minuscules tasses de porcelaine bleue, un café amer et fort comme un alcool avait été servi par le vieux maître d'hôtel, dont plus que jamais la tête paraissait maintenue par son collier de toile. Par-delà un guéridon dont les pieds plusieurs fois rafistolés ressemblaient à un échassier infirme, les deux hommes se faisaient face.
Le fauteuil de bois où Jean-Louis était assis datait d'un siècle où le moelleux des sièges n'était pas un élément de confort et Carlo s'était excusé, alors qu'il le conduisait au salon, de la rusticité du mobilier ancestral.
Pendant tout le repas, Jean-Louis avait été soumis aux questions de Pietro, futur architecte, et de sa sœur. Les deux jeunes gens étaient d'une insatiable curiosité. Pietro surtout, qui, voyant en Jean-Louis un voyageur d'une autre planète, semblait vouloir en tirer toutes les connaissances. Malterre avait dû faire état des mérites comparés du chianti, du bordeaux, du beaujolais. On l'avait sommé de définir Picasso et le cubisme, de dégager la philosophie de l'habitat de Le Corbusier à travers la Cité radieuse de Marseille.
Connaissait-il Sartre et Camus, que pensait-il de Mauriac, avait-il lu l'Amour fou, d'André Breton, et que devenaient les surréalistes ? Où en était Isidore Isou et le lettrisme, la France s'acheminait-elle vers le communisme ou une dictature de droite ?
Abasourdi, ayant conscience d'avoir déçu, il but son café en découvrant avec étonnement que tout ce qui paraissait susceptible de passionner les autres lui était demeuré étranger. Si ces choses avaient intéressé son père, il les aurait sues parfaitement et son ignorance devenait imputable au mort, vers qui tout son être avait été tourné. Pour la première fois, un doute s'insinua dans sa pensée. Son père avait-il raison quand il affirmait : « Aucune chose humaine ne mérite beaucoup d'empressement », en omettant de préciser qu'il ne faisait que citer un philosophe grec... Mais déjà Jean-Louis excusait son père. Il savait maintenant que son désintérêt du monde venait de ce que le seul être qui eût été capable de le lui faire admettre et aimer reposait sous une dalle de marbre dans le cimetière de Sienne.
– Mes enfants ont été un peu insupportables, dit Carlo, en souriant. Ils ont si peu souvent l'occasion d'être en contact avec des Français qui sont à leurs yeux les seuls hommes vraiment cultivés...
- Je ne leur en veux pas de leur intelligence, dit Jean-Louis, mais je crains de n'avoir pas été à la hauteur de leur curiosité... à laquelle, en fait, je n'ai opposé que la mienne propre.
- Vous savez que ma fille veut faire de vous un vrai Siennois, dit Carlo, abandonnant le sujet. Hier, elle voulait vous faire changer d'hôtel pour que vous soyez dans notre contrada car, au prochain Palio, la vôtre n'aura aucune chance.
Un éclair de malice avait brillé dans les yeux de Carlo, comme si la course des quartiers était la chose la plus importante du monde, comme si le jeu et les paris engagés lui apportaient l'intime satisfaction d'un but à atteindre. À cet instant-là, Carlo n'était plus un vieil aristocrate pauvre et condamné à l'orgueilleuse solitude, il était un fils de Sienne, un Toscan passionné de plaisir. Les Florentins disent que les Siennois sont vains, légers, un peu fous, mais cette folie et cette légèreté qui leur sont si souvent reprochées, comme aux Français d'ailleurs, ne sont que poésie latente et goût de la vie.
Chez les Batesti comme ailleurs, le Palio était source de discussions, d'enquêtes et d'excitation pendant toute l'année. On scrutait le choix des chevaux, leur entraînement, on questionnait, avec une feinte indifférence, les gens des autres contradas, on explosait d'indignation en apprenant les tractations inévitables et toujours tentées depuis des siècles pour suborner un cavalier concurrent tandis qu'on se risquait à soudoyer des indicateurs qui n'indiquaient rien et ne rapportaient que de faux renseignements, comme ceux qu'on glissait volontairement aux indicateurs vite dépistés des autres quartiers. Mais c'était le jeu.
- Notre cheval cette année n'est pas en forme, dit Carlo prenant soudain un ton triste, et la Girafe ne peut guère espérer
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