Une tombe en Toscane
produisent... »
Anne écoutait, stupéfaite.
- Mais c'est le péché contre la vie, le plus grave, et quel homme peut être assez misanthrope pour dénier toute sincérité à l'humanité ? Il y a au moins les faits. Tel amour, telle mort, tel poème. Niez-vous l'amour de Louis Malterre pour ma tante, ne croyez-vous pas à la cruelle grandeur de leur unité ?
Jean-Louis voulut répondre, mais elle l'arrêta d'un geste.
– Je sais, vous allez me dire qu'il a ensuite adopté la façon banale de vivre de millions d'autres hommes qui n'ont pas eu l'expérience de cette passion surhumaine, mais cela ne signifie rien. Il a connu l'extase qui n'est donnée qu'une fois aux artistes et aux saints et il est demeuré ébloui pour le reste de sa vie. S'il est entré ensuite dans le banal, c'est avec l'incurable amertume du souvenir.
Elle se tut un moment, le regard perdu sur le profil de la tour Mangia, puis avec une sorte de colère elle reprit :
- Vous qui n'avez pu partager cette extase, car même s'il vous l'avait livrée par des mots, vous n'auriez pu la partager, vous n'avez retenu de votre père que l'humain banal, l'homme qu'il parut être...
- C'est celui que j'aimais.
– Vous n'avez aimé qu'une personnalité sans âme, parce que son âme est ici dans cette ville, entre la maison de mon père et le cimetière... Elle n'en sortira jamais.
Jean-Louis demeura silencieux, stupéfait de voir expliqué par une toute jeune fille le secret d'une vie. Il sentait obscurément encore que ce qu'elle disait était juste, que son raisonnement conduisait à cette critique de lui-même qu'il n'avait jamais su aborder.
« Anne, pensa Jean-Louis, est l'aboutissement d'une longue lignée d'êtres sensibles, elle détient par atavisme une psychologie subtile, peut-être sait-elle mieux que moi-même dire ce que je suis. »
– J'ai confiance en vous, dit-il, malgré votre jeunesse et vos cheveux blonds et je crains bien de ne plus savoir qui était mon père.
Anne parut confuse.
– Je ne voulais pas aller si loin et jeter le trouble dans vos conceptions, mais j'imagine que votre père et Anna étaient deux êtres d'exception auxquels ne pouvait s'offrir qu'un destin hors série. Les juger d'après nous-mêmes est une erreur. Il faudrait être Dieu pour tout comprendre, parce que chez eux tout était âme.
– Maintenant, dit Jean-Louis, le problème n'est plus posé pour eux-mêmes, mais pour moi qui tourne désemparé dans le jardin dépeuplé de mes fantômes. Votre tranquille assurance, votre foi vous mettent à l'abri des incertitudes où je me débats.
Elle lui prit la main et sourit.
- Le moment n'est pas venu de la cueillette des fruits, sur les branches il n'y a encore que des bourgeons. Mais l'arbre n'est pas sec comme vous le pensiez, il faut attendre, le printemps sera lent et incertain, il y aura de tardives gelées et de précoces montées de sève, mais l'été vous sera donné, triomphant et fécond.
- C'est une parabole, dit Jean-Louis, soudain débarrassé de son angoisse par la chaleur caressante de la main de la jeune fille, ce sera la première à laquelle je crois.
Le lendemain et les jours suivants, ils continuèrent à visiter Sienne. On les vit marcher sur les remparts, de la porte San Marco à la porte Romana. Ils allèrent se rafraîchir à toutes les fontaines et, pour Jean-Louis, Anne traduisit le caquetage tout en voyelles des lavandières de la Fontebranda. Ils parcoururent à pas lents toutes les églises de Santa Maria della Servi à San Francesco.
À San Domenico, Jean-Louis vit Anne baiser dévotement le pouce momifié de sainte Catherine de Sienne, puis ils s'adossèrent au pilier où la sainte eut sa vision avant d'aller, en compagnie d'une nonne sourde, visiter la maison où elle grandit.
Ils revinrent deux fois à la Pinacothèque et aboutirent un soir, exténués, les yeux saturés de Vierges, de saints, de Nativités, s'asseoir sur les marches du Palazzo Bianchi.
- Alors ? dit Anne, sollicitant une impression d'ensemble.
- Alors, je suis ivre, dit Jean-Louis, ivre mais divinement lucide, comme si la vie de toutes ces oeuvres d'art, nées d'autres siècles, rétablissait une sorte d'équilibre perdu depuis longtemps. C'est un traitement de choc, mais qui devient de jour en jour plus supportable et qui m'a fait oublier cette angoisse du vide qui m'était familière. Le moment est
Weitere Kostenlose Bücher