Une tombe en Toscane
l'élémentaire, à la simplification. L'abandon des raffinements prétentieux de la toilette et de tous les objets inutiles et coûteux inventés pour satisfaire de prétendus besoins de confort ne cause nulle douleur. Une table, un bon fauteuil, un lit, des livres, du tabac, une plume, du vin aussi pour les moments de rêverie, l'ombre l'été, les flammes de la cheminée l'hiver, et jour après jour la patiente routine des mains et de l'esprit, c'est pour moi la partie matérielle du bonheur paisible. Le reste, le luxe, le grandiose, la richesse, l'évasion, c'est en soi qu'on les trouve.
» C'est ce que ceux de sa famille, dit le professeur en désignant Anne d'un mouvement de tête, ont voulu sauvegarder pendant longtemps. Mais ils y mettaient plus d'orgueil que de foi. Maintenant l'humanité est une affaire de masse, on ne croit plus à l'individu et l'individu ne croit plus en lui. Il lui faut des modèles. Il passe son temps à se perdre dans les autres. Les villes, les partis politiques, les syndicats, le travail à la chaîne, les congés payés, les nationalismes, les modes, tout est pluriel. La morale a fabriqué l'instinct de foule et d'imitation en appelant solidarité ce qui n'est que démission de l'un pour le tout. La création est toujours l'affaire d'un seul. Michel-Ange, Beethoven, Pasteur étaient seuls, la grâce de l'idée n'est jamais donnée qu'à une seule pensée. Si l'exécution est une affaire de groupe, de forces assemblées, la création, la découverte, la décision sont solitaires. C'est dans la multitude qu'on se perd, non dans le désert. Je suis pour l'exemplaire contre le modèle... Mais tout cela nous fait oublier l'heure du car. Il faut reconduire Anne à Chiusi.
Dans la Fiat, Jean-Louis et Anne roulèrent un moment en silence.
–J'aime beaucoup le vieux Bartoli, dit-elle enfin, bien qu'il pousse l'individualisme un peu loin. Il est certain qu'à son âge, un homme de sa culture ne peut que souhaiter avancer seul, mais il y a des solitudes insupportables, inimaginables presque, à moins qu'on ne soit un saint ermite ou un bagnard à vie.
- Il y a l'amour, dit Jean-Louis d'une voix un peu basse, qui est la négation même du désir de solitude. Il me semble la première lutte de l'homme parti à la recherche de son complément.
- Il y a l'amour, dit Anne, mais j'imagine que le vieux Bartoli doit le ranger non pas au nombre des communications possibles, mais plutôt entre le tabac et le vin... pour la rêverie.
- Oui, il l'a oublié dans son énumération à moins qu'il n'appartienne, à ses yeux, au luxe, au grandiose qu'on ne peut trouver qu'en soi.
Au moment de laisser Anne monter dans le car qui stationnait au bas des remparts - la voie d'accès au village était trop raide pour les chevaux fatigués de son moteur -, Jean-Louis ressentit une sorte de tristesse. Quand la jeune fille l'aurait quitté, il se retrouverait vraiment seul et l'angoisse de la nuit tombante viendrait l'étreindre, comme au premier soir du pensionnat, quand son père quittait le collège. Cependant aimait-il son père en ce temps-là ? Aimait-il Anne aujourd'hui ? N'était-ce pas seulement la simple crainte d'avoir à se supporter seul, sans dialogue possible, sans modèle à observer ?
Le courage de soutenir ses propres pensées, sa propre vie physiologique lui avait toujours fait défaut. Ce soir, il s'offrait l'angoisse délibérée d'un isolement total, dans une nuit qu'il ne connaissait pas, au milieu de gens qui ne parlaient pas sa langue.
Après deux ou trois grognements métalliques, le moteur de l'autocar se mit à tourner. Anne s'approcha de la porte que le chauffeur tenait ouverte. Il pouvait prendre sa valise, suivre l'autocar, retourner à Sienne qui lui paraissait d'ici, en cet instant, une ville délicieusement familière. Mais ce serait fuir, rater le rendez-vous qu'il s'était fixé avec lui-même.
Comme si son angoisse avait été visible dans ses yeux, Anne lui sourit.
–Je viendrai vous voir, après les examens, dès que ce sera possible. En attendant vous pouvez m'écrire, je vous répondrai en français, ce sera bon pour mon orthographe.
Ces mots dits avec une tendresse inhabituelle lui apportèrent soudain la certitude que la jeune fille, elle aussi, paraissait redouter leur séparation. Il y avait dans ses yeux comme une humaine détresse ; Jean-Louis la prit aux épaules et quand le klaxon de l'autocar annonçant
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