Une veuve romaine
générale, elle n’apprécie pas quand je suis en affaires avec des clientes. Elle eut heureusement la bonne idée de disparaître dans une autre pièce, et je m’empressai de dire :
— Severina, il va falloir que je réfléchisse à ton offre.
— Peut-être dois-tu d’abord demander la permission à ta mère ? persifla-t-elle.
— Non. En revanche, je vais consulter mon barbier, vérifier mes jours de malchance sur le calendrier, sacrifier une belle vierge et examiner les entrailles d’un bélier aux cornes en spirale. Je sais où trouver un bélier, mais pour la vierge, ça va être plus difficile. Quant à mon barbier, il est parti en vacances. J’ai besoin de deux jours.
Elle voulait continuer à ergoter, mais je fis un geste en direction du turbot, et elle finit par admettre que j’avais des dispositions urgentes à prendre.
Ma mère réapparut et se tint éloignée de Severina d’une façon rien de moins qu’insultante. Au moment de prendre congé, Severina essaya de se venger en m’adressant un sourire beaucoup plus charmeur que d’habitude.
— Fais surtout pas confiance à celle-là ! murmura maman, en repoussant fermement la porte derrière elle.
Nous restâmes tous les deux à regarder le poisson géant avec tristesse.
— Je sais que je vais regretter de l’avoir donné.
— Surtout que tu n’en reverras jamais un autre !
— Je meurs d’envie de le garder, mais comment veux-tu que je le fasse cuire ?
— Oh ! si c’est ton seul problème, on pourrait improviser…
— De toute façon, Camillus Verus ne m’acceptera jamais.
— Non, acquiesça maman. Mais tu pourrais l’inviter à venir en manger un morceau.
— Pas ici !
— Alors, invite Helena.
— Helena ne viendra pas.
— Surtout si tu ne l’invites pas ! Qu’as-tu encore fait pour la contrarier ?
— Pourquoi penses-tu tout de suite que c’est de ma faute ? On a eu des mots.
— Tu ne changeras jamais !… Alors c’est décidé, déclara ma mère. Rien que la famille. Remarque, ajouta-t-elle (au cas où cette décision n’aurait pas suffi à me déprimer), j’ai toujours trouvé que le turbot n’avait aucun goût.
30
Il m’arrivait de soupçonner ma mère d’avoir mené une double vie. Je chassais vite cette pensée, parce que ce n’est pas l’image qu’un honnête garçon romain veut garder de la femme qui lui a donné le jour.
— Par tous les dieux ! où as-tu bien pu manger du turbot ?
— Un jour, ton Oncle Fabius en en attrapé un. (C’était crédible. Aucun membre de la famille n’aurait eu l’idée de faire cadeau de quoi que ce soit à l’empereur. À chaque fois qu’ils parvenaient à mettre la main sur quelque chose, ils le fourraient directement dans leur marmite.) C’était un bébé. Rien à voir avec la taille de celui-ci.
— Si c’est Fabius qui l’a attrapé, tu n’avais pas besoin de préciser.
Tout ce qui touchait de près à l’Oncle Fabius était petit : plaisanterie familiale.
— Je vais enlever les branchies, suggéra-t-elle, ou il va prendre un goût amer.
Je la laissai faire. Elle aimait croire qu’elle avait encore besoin de s’occuper de moi. Et, en vérité, ça me plaisait bien de regarder ma mère, âgée et minuscule, s’attaquer à pareil monstre.
La recette idéale, pour ce genre de poisson, c’était de le faire cuire dans un four. Mais pour cela, il fallait disposer d’un immense récipient de terre cuite (le temps manquait pour en faire fabriquer un) et le confier ensuite à un boulanger. Bien sûr, j’aurais pu envisager de construire mon propre four, ce qui supposait de traîner les briques nécessaires jusque dans mon appartement. Et ce n’était pas le seul problème : il fallait prendre en compte les risques d’incendie et envisager le fait que le plancher risquait de céder sous le poids de la construction.
Je décidai donc de le faire pocher. Une eau légèrement frémissante est tout ce que demandent les poissons plats. Et quant à la casserole gigantesque nécessaire, j’avais déjà une idée. Dans le grenier de ma mère (où tous les membres de la famille se débarrassaient des cadeaux du nouvel an qui ne leur plaisaient pas), j’avais repéré un bouclier ovale colossal, rapporté à la maison par mon défunt frère Festus. Il était fait d’un alliage de bronze, et Festus nous avait toujours soutenu qu’il s’agissait d’un objet ancien de grande valeur, fabriqué dans le
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