Vengeance pour un mort
but de Huguet était de toute évidence de la décourager, de la terrifier, aussi, en parlant de poursuites. Espérait-on la chasser du pays avant la naissance de son enfant afin de l’empêcher de défendre sa position ? Trois jours plus tôt, elle aurait exposé ses problèmes à Margarida et elle aurait écouté son amie se moquer de ses craintes tout en la mettant en garde contre les pièges invisibles ouverts devant elle. Mais elle n’avait plus à présent personne à qui parler, hormis elle-même.
Le père Miró lui avait conseillé de rendre visite à son mari. Vainement, elle lui avait exposé les raisons pour lesquelles elle ne devait en aucun cas entrer en contact avec lui. Elle lui avait dit qu’elle serait suivie, que ce serait une terrible épreuve pour eux deux et que cela éveillerait les soupçons de toute personne vivant au palais. Le dominicain avait secoué la tête. « Allez le voir », avait-il insisté.
Dans la solitude et la confusion qui étaient siennes, elle mourait d’envie de le retrouver et de lui confier tous ses problèmes en dépit des risques qu’elle courait. Que le père Miró ignorât ainsi les dangers la surprenait ; il espérait peut-être qu’ils se feraient prendre tous les deux, mais peut-être, pour une raison inconnue, savait-il qu’il n’en serait rien. « Tu vas y aller, conclut-elle, mais tu feras preuve de prudence. » Elle n’irait pas seule. Si elle emmenait Felicitat, on penserait qu’elle essayait de se sauver avant la naissance de son bébé, qu’elle fuyait le Roussillon pour échapper aux poursuites. Pis, on comprendrait qu’elle allait voir son mari. Il lui faudrait donc laisser ici Felicitat pour faire croire à un retour rapide. Elle prendrait une des servantes. Et elle s’esquiverait tandis que Margarida assistait la princesse, occupée à veiller son épagneul blessé.
Yusuf se dirigea vers le marché aux grains en quête de ses nouveaux amis, les portefaix. Quand il les aperçut, le nombre de joueurs de dés semblait avoir considérablement augmenté ; en s’approchant, il se rendit compte qu’il n’y avait là que deux visages inconnus, mais attachés à des corps si volumineux qu’ils semblaient constituer une foule. Instantanément, il bifurqua et fit un détour par la halle aux poissons. Des années auparavant, quand un soulèvement sanglant l’avait jeté à la rue, cet enfant sans ami, perdu en terre étrangère, avait appris la prudence avant même la langue du pays. Il passa à distance des joueurs, à qui il adressa un signe de tête poli, comme s’il pensait à des choses plus importantes.
— Tiens, voilà le gars dont je te parlais, dit el Gros à l’un des nouveaux venus. Viens par ici, Yusuf, viens que je te présente le portefaix le plus stupide du marché aux grains.
Loin de se sentir offensé, l’homme regarda Yusuf et lui sourit. Yusuf le dévisagea et toussa pour masquer son trouble, puis il lui rendit son sourire.
Ce nouveau portefaix était presque aussi corpulent qu’el Gros, mais il offrait une image pitoyable. Un de ses yeux était tellement gonflé qu’il en était fermé et entouré d’un arc-en-ciel de couleurs allant du jaune au violet en passant par le rouge. Sous ses habits déchirés apparaissaient diverses meurtrissures. Il avait de plus une longue estafilade sur la joue, un pansement sale et maculé de sang sur le front et un autre autour de la main.
— Tu le trouves pas joli ? demanda Ahmed.
— Joli, répéta l’Anglais avant d’éclater de rire.
— Il a appris un nouveau mot, dit Ahmed en désignant l’Anglais, aussi fier qu’une mère pourrait l’être de sa progéniture.
— Tu sais qui m’a fait ça ? demanda le blessé.
Yusuf fit signe que non.
— C’est el Gros, dit-il en riant presque aussi fort que l’Anglais. Oui, c’est el Gros qui m’a fait ça !
— Et tu ne lui en veux pas ? s’étonna Yusuf.
— Bah, pourquoi ? On m’a très bien payé pour prendre ces coups, et ensuite on l’a aussi bien payé pour m’en donner. Il ne savait pas que c’était moi.
— C’est vrai, fit Ahmed. C’est la vérité, hein, Gros ?
— Oui, dit el Gros en se tournant vers Yusuf. Voilà ce qui est arrivé. Un homme est venu ici et il a proposé beaucoup d’argent si trois ou quatre personnes pouvaient l’aider à tuer quelqu’un qui s’évaderait de prison. Il m’a approché en premier…
— C’est parce qu’il est si fort, intervint son
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