Victoria

elle-même, Mme de Kent demande à être traitée comme princesse douairière de Galles et que lui soit accordé un revenu en accord avec ce rang. Car il ne serait pas dans l’intérêt de la princesse de lui allouer des fonds directement.
    Le duc de Wellington, proprement horrifié par le ton et l’inconvenance du propos, répond qu’il considère préférable de ne pas communiquer cette lettre au roi, non plus qu’à ses ministres.
    « Je conseille à Votre Altesse Royale, et je la prie, de me permettre de considérer cela comme une correspondance privée et confidentielle, ou plutôt qu’elle n’a jamais été écrite. »
    Un échange de lettres s’ensuit, où il apparaît de plus en plus clairement que Mme de Kent se fait une idée plutôt caricaturale de la cour. C’est à ses yeux un lieu dominé par l’intrigue et la malfaisance. Plus fâcheuse encore est la façon polémique qu’elle a de ne faire aucun mystère de ses piètres opinions et de les exposer vindicativement par écrit.
    « Il n’existe aucun parti, poursuit Wellington, aucune personne de quelque influence que ce soit dans le pays, qui puisse nourrir l’intention de nuire aux intérêts de Votre Altesse Royale et de la princesse, et je conjure Votre Altesse Royale de ne permettre à personne de la persuader du contraire. »
    Cette mise en cause à peine implicite de la façon dont elle se soumet à l’influence de Conroy fait à la duchesse l’effet d’une insulte. L’insistance mise à lui donner du « Votre Altesse Royale » à chaque phrase résonne comme une ironique insinuation qu’elle ne tient pas son rang. Mme de Kent, confirmée dans ses préjugés et ses alarmes, s’enferme dans une détestation offusquée du duc de Wellington et de la cour. Elle en perd presque entièrement le sommeil.
     
    Cet été-là, la princesse prend ses vacances à Holly Mount, une demeure un peu désuète de Malvern, station thermale à la mode, dans le Worcestershire. Victoria se promène dans la campagne environnante, donne libre cours à son amour des fleurs et du dessin, et découvre la joie simple de grimper aux arbres. Tête nue, ses cheveux blonds roulés en chignon sauf deux anglaises sur l’oreille, en robe légère, elle a escaladé un magnifique pommier. Soudain, elle n’est plus très sûre de pouvoir redescendre sans dommage. La baronne Lehzen, certaine de n’avoir ni la force ni la tenue nécessaire pour lui venir en aide, appelle à la rescousse un jardinier qui travaille à portée de voix dans le verger. L’homme approche à travers les hautes herbes, souriant, en gilet et manches de chemise retroussées. Soutenant la princesse par la taille, à bout de bras, il la dépose doucement sur le sol. Déjà, il prend congé, après avoir fait quelques pas à reculons en pinçant le bord de son chapeau, et s’éloigne.
     
    Victoria passe de longues heures à faire des esquisses. Son maître de dessin, Richard Westall, peint son portrait. Il la représente dans son activité favorite, un carnet de croquis à la main, un crayon dans l’autre, un petit chien à ses genoux. Dans un décor bucolique, l’enfant est accoudée aux racines d’un chêne très britannique. Les branches basses du jeune arbre entourent un auguste vase de pierre, où sont sculptées en bas-relief des silhouettes féminines, évoquant la grandeur de la Rome ancienne ou la gloire de la Grèce antique.
     
    Entre autres sujets qui préoccupent l’opinion, la presse commente les suites de la conférence de Londres qui a eu lieu au mois de février. Après le traité d’Andrinople, ratifiant la défaite de la Turquie, la Grande-Bretagne, la France et la Russie ont reconnu l’indépendance de la Grèce, après l’avoir diversement aidée à la conquérir. Le prince Léopold s’est vu offrir le trône de Grèce. Dans cette partie de l’Europe, la situation géopolitique est aussi instable que complexe. Se rangeant à l’avis du gouvernement, Léopold a décliné l’offre. Les spéculations vont bon train sur les ambitions de ce prince allemand, un peu trop brillant diplomate, privé par le destin d’une épouse royale. Dans les journaux fleurissent caricatures et poèmes satiriques. Un certain Ingoldsby fait ouvertement à Léopold un procès d’intention.
    Cherche Prince Souverain pour la Grèce !
    Le chevalier récréant
    Vient de briser son serment,
    Par politique, ou par effarement,
    Ou dans l’espoir de gouverner sa nièce,
    Il a