Viens la mort on va danser
contente de faire
mes réglages. Je joue comme un enfant avec le 400, le 200, laissant mes vieux
boîtiers au fond du sac. Nous sommes tous réunis comme pour une photo de fin
d'année. C'est-à-dire que, suivant le numéro d'emplacement, les premiers sont
à genoux, ceux de derrière assis, et le dernier rang debout. Or, le « pool »
américano-allemand, ayant réussi grâce à une meilleure combine à être devant,
sur le bord de la piste, se trouve naturellement « au bord de l'événement ».
Mais surtout, dès que l'événement se produit, l'ensemble du « pool » se lève.
Derrière eux, les Français et les autres ne peuvent plus prendre la moindre
photo.
Deux fois, trois fois, et c'est la bagarre,
la levée en masse des Français. Ça se bat comme des chiffonniers à coups de
boîtiers sur la tête. Dans la mêlée, un type s'accroche à mon fauteuil, un
autre me bouscule. Je le prends à la ceinture, et le tire en arrière. Il se
relève, agressif, se précipite sur moi, la main levée à hauteur de ma tête,
prêt à frapper, découvrant son flanc, juste ce qu'il faut pour lancer un tsuki bien tendu, un peu
fouetté en fin de course, un coup qui fait mal à vous en brouiller la vue. Son
bras reste un instant en l'air et, comme une poupée de caoutchouc, il s'agenouille,
définitivement calmé. Enfin la police montée canadienne arrive, découvre le
nœud de la bagarre et la démêle peu à peu jusqu'à l'ordre total. Quelques
Allemands sont emmenés en prison d'où ils ne ressortiront qu'après avoir .payé
une caution importante.
Quant à moi, me voici en train de
travailler aux côtés de Co Rentmeister, que j'ai rencontré lors d'un dîner chez
les sœurs Sauvage. Co Rentmeister est l'un des plus grands photographes de
sport du monde et l'envoyé spécial de Sport Illustrated. Auprès
de lui j'apprends énormément- Il opère avec un 800 mm ouvrant à 3,5 — il a une
optique de plusieurs dizaines de kilos qu'il doit faire porter par un aide. Je
suis rivé à ses yeux, à ses mains; il cadre, pousse la pellicule pour capter la
lumière... Tout au long de ces Jeux, je me retrouverai à côté de lui; souvent
c'est Co lui-même qui viendra me rejoindre.
La journée passe ainsi à « mitrailler » et
la nuit commence à tomber. Je suis remonté dans les gradins. Soudain j'aperçois
à quelques mètres Mick Jagger et sa femme Bianca. Je me retourne; personne
parmi les gens de la presse n'a encore remarqué leur présence, je suis seul sur
le coup. Je cadre, hauteur, largeur, portrait au 200 mm, couleur, noir et blanc
: un vrai travail de professionnel. Je fonce au labo faire développer mes films
et j'attends. S'ils sont bons, je les ferai partir par fret aérien, même si ça
doit me coûter 60 dollars.
L'homme du labo-couleur me donne mes films.
Ils ne sont pas encore montés et forment un long ruban. Là, sur la gélatine, je
regarde mes quatre portraits de Mick et Bianca : superbes ! Dans mon rêve se
superpose aux visages de Mick et Bianca celui, ravi, du Turc : ses lèvres
élargies par un sourire, ses yeux comme des agates. Ma vie de photographe
commence à prendre un sens. Avant ces Jeux j'étais encore un peu considéré
comme un marginal, un individu hybride, un handicapé- photographe, ou mieux un
photographe-handicapé mais pas un vrai, libre, sans trait d'union.
C'est alors que s'approche de moi
Frederico, un jeune photographe brésilien que j'avais rencontré à la fin de mon
tour du monde. C'est grâce à lui que j'avais pu connaître Rio. Il s'était
montré d'une grande modestie malgré son titre de grand reporter au journal Manchete.
Il regarde mes clichés.
« Bon Dieu! Où as-tu fait ça ? C'est super.
- Elles te plaisent ?
- Super, je te dis !
- Va me chercher une paire de ciseaux. Moitié-moitié,
Frederico, je te les offre. »
Quand il fait trop froid dans le stade, je
vais à la piscine. J'y suis trop loin pour « shooter » correctement, mais la
petite jeune fille qui me donne ma place pose sur moi de grands yeux verts qui
me réchauffent. Elle m'attend là chaque jour. Elle vaut la plus belle des
finales olympiques.
*
Michel, mon hôte, vient souvent me
retrouver dans mon sous-sol. Il apporte une bouteille de pastis et me parle de
l'Italie. Une province du soleil d'où il a émigré pour vivre ici. Un peu plus
tard dans la nuit, il me reparle de son club de boulistes qu'il a fondé avec
d'autres.
« Tiens, notre club s'est mis en rapport
avec le
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