Ville conquise
son fils a péri à Bougoulma… Vadime, le lait est à trente
roubles… Vadime, ma douleur de reins me reprend.
Vadime écoutait ces propos, toujours les mêmes, et se
laissait envahir par un bien-être triste. Cette chaleur était sûre et cette
autre vie, cette autre partie de sa vie, immensément étrangère, immensément
proche. Il répondait doucement, distraitement, mais d’un air attentif, les mots
qu’il fallait répondre. Soulagé du poids d’une journée, il allait au-devant de
la grande inquiétude coutumière. « Je te remercie, Marie », disait-il,
comme trente années auparavant et pourtant tout autrement. « Je vais travailler
un moment. » La lampe emportée derrière le paravent qui séparait son coin,
il se penchait sur un livre inutilement ouvert, attirait à lui un de ces
dessous de vieilles enveloppes retournées qui lui servaient à prendre des notes
et se mettait à dessiner patiemment du bout de son crayon des ornements
géométriques tels que les affectionnent les artistes arabes, des profils
enfantins, des fragments de paysages, des silhouettes d’animaux. La même tentation
lui revenait toujours dans ces instants de méditation d’esquisser des visages
de femmes aux yeux démesurés, rayés de longs cils ; mais il la réprimait
avec un peu de honte, sans bien savoir si c’était la honte de cette tentation
ou la honte, devant soi, de n’y point céder… Il restait là une heure face à
face avec sa pensée qui ne s’exprimait plus en mots, qui était pareille à un
aveugle enfermé dans une chambre irrégulière, qui était plus encore un souci qu’une
pensée.
Un autre souci élevait enfin la voix derrière lui, dans la
pénombre.
– Vadime, tu devrais te coucher. Tu te fatigues trop. Le
poêle s’est éteint.
– Oui, mon amie.
Le froid commençait à monter dans ses membres immobiles. Il
se dévêtait lentement, songeur, soufflait la lampe, entrait dans ses draps en
grelottant, s’allongeait « comme pour l’éternité ». Et voici que des
phrases claires naissaient dans son esprit, s’ordonnant d’elles-mêmes en
périodes qui eussent fait de bons morceaux d’articles. « La mortalité à
Pétrograd a été cette année plus grande qu’au Pendjab pendant la grande peste
de 1907 !!! » « La grande réforme de Pierre I er parut
à quelques-uns des meilleurs esprits de la vieille Russie ouvrir le règne de l’Antéchrist… »
« … à la mort de Pierre I er , l’empire était dépeuplé… »
Mais non, ce n’était pas cela. L’histoire n’expliquait rien. Si pour comprendre
il fallait penser moins, savoir moins ? Si les choses étaient beaucoup
plus simples qu’elles ne le paraissaient ? Titre d’ouvrage : La
Chute de l’Empire romain. Quoi de plus clair ? Pas d’explication. Qu’expliquer ? Chute de la civilisation chrétienne. Non, pas chrétienne, européenne. Pas exact non plus. Chute de la civilisation capitaliste. Si les
journaux disaient vrai, s’il fallait croire les placards dans les rues, les
discours des assemblées, si… ?
Il se souvint de Parfénov, endormi à cette heure sur quelque
couche de hasard, pas loin de là, dans une maison inconnue, certain de la
grandeur des hommes dans dix ans, vingt ans, pourvu que passât cette nuit
nécessaire. « Ils ne savent pas l’histoire, mais ils la font… Mais qu’est-ce
qu’ils font, qu’est-ce qu’ils font ? »
Chapitre quatrième.
Je traversais parfois, moi aussi, par ces nuits boréales, le
fleuve de glace. La piste ne rendait nul bruit sous le pas. On allait à travers
le néant. Je songeais que naguère encore nous n’étions rien. Rien : comme
les hommes inconnus du village oublié, disparu sur cette rive. Entre cet hier
et le présent, des siècles paraissaient s’être écoulés comme entre le temps de
ces hommes et le nôtre. Des lumières innombrables s’allumaient alors sur ces
rives, dans des intérieurs où vivaient la puissance, la richesse et le plaisir
des autres. Nous avons éteint ces lumières, ramené la nuit primordiale. Cette
nuit est notre œuvre, cette nuit c’est nous. Nous y sommes entrés pour l’abolir.
Chacun de nous y entre peut-être à jamais. Tant de rudes, tant d’épouvantables
besognes sont à accomplir et qui veulent que les accomplisseurs disparaissent !
Que ceux qui viendront après nous nous oublient. Qu’ils soient autres. Ainsi
renaîtra en eux le meilleur de nous-mêmes.
Nous ne comptions hier que dans les
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