Ville conquise
mis par erreur à l’envers sa feuille
de carbone. Le texte imprimé à rebours est illisible. Je pense tout à coup aux
prospectus qui, pliés, ressemblent à des moitiés de billets de banque. Si je
fermais les yeux, je reverrais un morceau de trottoir à l’angle de la place de
la République et du boulevard du Temple. Le soldat me rend mon papier. Nous
avons froid. Nous sommes vêtus de la même rude étoffe grise imitant si bien la
terre russe. Nous n’étions rien hier. La dictature du prolétariat, c’est nous.
Il dit :
– On vole le bois, c’est incroyable c’qu’on en vole. J’suis
sûr que si j’faisais l’tour du stock, j’trouverais d’l’autre côté quelqu’un en
train d’faire descendre des bûches dans la Néva. Y a par là un trou dans la
glace. Tout à l’heure l’homme de garde a tiré, à la fin, pour faire peur au
voleur. C’était un gosse de douze ans que la mère envoyait tous les soirs. Elle
l’attendait sous une porte du quai, au n° 12. L’gosse s’est effrayé, il a
glissé tout droit dans l’trou avec une bûche sur la tête. On ne l’a plus revu. J’ai
retiré la bûche en arrivant. J’ai trouvé une galoche au bord du trou, la v’là.
C’était, dans la neige dorée par la flamme du brasier, l’empreinte
noire d’un petit pied d’écolier.
– Y a toujours un fort courant sous la glace, dit le
soldat.
Il m’avait d’abord pris, moi aussi, pour un voleur de bois. Je
pourrais l’être. On vole pour vivre le bois qui est à tous. Le feu c’est de la
vie comme le pain. Mais je suis du parti gouvernant et « responsable »
selon le terme admis, c’est-à-dire en somme du commandement. J’ai ma ration de
chaleur et de pain un peu plus sûre, un peu plus forte. Et c’est inique. Je le
sais. Et je la prends. Il faut vivre pour vaincre et pas pour moi, pour la
révolution. Ma ration de chaleur et de pain, pour laquelle un enfant s’est noyé
aujourd’hui, je lui dois son poids humain intégral : chair et conscience. Ainsi
nous tous. Et celui qui triche avec lui-même, qui se ménage, se réserve ou profite,
est la dernière des canailles. J’en connais. Ils sont utiles pourtant. Ils
servent aussi. Peut-être même servent-ils mieux, avec leur façon sereine de s’installer
déjà dans une iniquité nouvelle, que ceux qui en connaissent le remords. Ils se
choisissent des mobiliers pour les bureaux, ils réclament des autos, car leur
temps est précieux ; ils portent à la boutonnière en médaillon le portrait
de Rosa Luxembourg. Je me console en songeant que l’histoire fait de ces gens, malgré
eux bien entendu, des martyrs tout aussi bons que les autres. Quand les Blancs
prennent des Rouges, ils pendent les faux aux mêmes branches que les vrais.
Je vais dans la nuit : à gauche doit s’ouvrir, vaste, derrière
ces ratures d’arbres grêles, la place Ouritski, en fer à cheval, avec sa
colonne de granit et son quadrige lancé au-dessus de l’arc de l’État-major, dans
un galop immobile à travers les ténèbres. Je pense à ces bronzes comme j’y
mettrais la main pour me rafraîchir l’âme. J’ai besoin de toute ma lucidité
pour trouver mon chemin, moi aussi, à travers une autre obscurité. À droite, des
lueurs pâles tremblotent sous un rang de hautes fenêtres entrevues de biais, entre
des colonnes blanches. Une auto ronfle. La commission extraordinaire travaille
jour et nuit. C’est encore nous. Notre face d’implacables. Nous, destructeurs
des prisons, libérateurs, libérés, forçats de la veille, souvent marqués par les
chaînes d’une marque indélébile, nous qui surveillons, perquisitionnons, arrêtons ;
nous, juges, geôliers, fusilleurs, nous !
Nous avons tout conquis et tout s’est dérobé à notre prise. Nous
avons conquis le pain et c’est la famine. Nous avons déclaré la paix à l’univers
las de guerres, et la guerre s’est installée dans chaque maison. Nous avons
proclamé la libération des hommes, et il nous faut des prisons, une discipline « de
fer » – oui, couler notre faiblesse humaine dans des moules d’airain pour
faire ce qui est peut-être au-dessus de nos forces – et nous sommes des
porteurs de dictature. Nous avons affirmé la fraternité et c’est « la fraternité
et la mort » qu’il faut dire. Nous avons fondé la République du travail et
les usines meurent, l’herbe y croît dans les cours. Nous voulons que chacun
donne selon ses forces et reçoive selon ses
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