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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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statistiques : main-d’œuvre,
émigration, décès, crimes et suicides. Les meilleurs d’entre nous comptaient
aussi dans les dossiers : carnet B, liste des suspects, répertoires des
sûretés générales, classeurs des pénitenciers. Ce n’est pas le néant
métaphysique ! Pas de marchandise plus commune et dépréciée que l’homme. Vaut-elle
même son poids de chair ? On ne laisserait pas crever de faim une bête de
labour dans les champs gris de l’automne. Mais un homme dans une grande ville ?
Aussi loin que je cherche dans ma mémoire, j’y retrouve non des formules mais
des images, non des idées mais des empreintes durement marquées dans l’âme et
les nerfs, qui me rappellent que nous n’étions rien. Heures d’enfance à Londres.
Nous sommes deux gosses : l’un mourra plus tard à peu près de faim. Nous
jouions sous la lampe à construire un temple d’Angkor. De stridents coups de
sifflets, pareils à des éclairs blancs jetés en tous sens à travers l’ombre et
croisés en plein ciel, éclatent dans la rue. C’est qu’une masse noire, plus
furtive qu’une ombre, est passée en tournoyant devant la fenêtre. La rue est un
abîme, les fenêtres des pauvres s’ouvrent sur l’infini. Des policemen soucieux
de ne pas tacher de sang les bords de leurs pantalons se penchent en bas sur un
paquet de vieilles nippes et de chair. « Ce n’est rien, enfants, taisez-vous
donc ! » Mais nous avons surpris des chuchotements, nous découvrons
dans les fenêtres un infini noir, nous percevons la profondeur du silence.
    … Et ce couple de Juifs traqués, dans une autre ville, chez
qui mourut l’enfant par un soir heureux de juin. Il n’y avait plus de bougie, il
n’y avait plus deux sous, la chambre était nue. On s’était privé de manger pour
payer l’inutile dernière visite du médecin. Des reflets lumineux provenant d’un
café d’en face posaient sur le plafond l’ombre d’une enseigne à rebours. Nous n’avons
pas besoin des coups de grisou ensevelissant des mineurs, des communiqués de
secteur calme où trente hommes versent, sans qu’il y ait rien à signaler, tout
le sang de leurs entrailles, du souvenir des exécutions capitales, de l’histoire
des insurrections vaincues, des mémoires de déportés et de forçats, nous n’avons
pas besoin des romans naturalistes pour bien connaître notre néant. Mais chacun
de nous a tout cela derrière lui.
    La piste de neige s’effaçait sur le fleuve bordé de granit
noir. Le Palais d’Hiver dégageait vaguement dans les ténèbres ses massifs
contours noirs. À cet angle – je le savais sans y penser – se trouvait, entre
deux baies vitrées dominant un large horizon de fleuve et de ville, la table de
travail de l’autocrate, sur laquelle restait posé son porte-cigarettes.
    Boutade d’un copain :
    – Le roseau pensant, il y a beau temps qu’on lui
désapprend de penser. On le sèche, on l’assouplit et on en tresse des paniers, mon
vieux, pour tous les usages, y compris les moins ragoûtants. Pascal n’avait pas
prévu ça.
    Maintenant ça va changer. Maintenant nous sommes tout :
dictature du prolétariat. Dictature de ceux qui n’étaient rien la veille. J’éclate
de rire ; seul, dans le noir, à l’idée que mes papiers sont en règle, que
je porte mon nom, que j’ai dans la poche un mandat prescrivant au nom de la
République fédérative :
    « À toutes les autorités révolutionnaires, de prêter
aide et secours au camarade… dans l’accomplissement de ses fonctions
    » que j’appartiens au parti gouvernant qui proclame qu’il
exerce le monopole du pouvoir, tous mensonges démasqués, le glaive nu, la
pensée nette ! »
    Je ris en gravissant les talus de neige durcie du quai. Je
bute dans les fondrières noires que je sais blanches – ainsi le noir et le
blanc peuvent ne faire qu’un. Une rude voix, trouant la nuit, me hèle :
    – Hé là ! Passe au large !
    Et, plus lente, comme j’approche du crieur invisible :
    – Qué qu’tu fous là ?
    Une lueur rougeâtre dépasse l’angle abrupt d’un tas de bois.
J’aperçois un brasier et près du brasier un soldat transi, dans sa longue
capote tombant au ras du sol. Cet homme garde ce bois précieux qu’on vient
voler sans bruit, bûche après bûche, du côté du fleuve.
    – T’as l’permis d’circuler la nuit ?
    Je l’ai. Il l’examine. Il s’en moque ou ne sait pas lire. C’est
un permis tapé à la machine. La dactylo a

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