Ville conquise
besoins ; et nous voici
privilégiés au sein de la misère générale, puisque nous avons moins faim que d’autres !
Viendrons-nous à bout de la vieille loi qui nous courbe à l’instant
même où nous croyons lui échapper ?
L’Evangile disait : « Aimez-vous les uns les
autres » et « Je ne suis pas venu apporter la paix mais l’épée. »
Il n’est resté que l’épée sous les crucifix : « Celui qui veut sauver
son âme la perdra… » – Eh, je veux bien perdre mon âme. À qui
importe-t-elle ? Ce serait un luxe étrange que de s’en soucier aujourd’hui.
Vieux textes, trop vieille captivité intérieure. Que n’a-t-on pas bâti sur l’Evangile !
À démolir, à démolir. Le principal est de bien démolir.
Craindre les mots, les vieilles idées, les vieux sentiments
chevillés à l’être par quoi le vieux monde nous tient. Mauvais combattant celui
qui s’attarde à penser quand il faut recharger son fusil et tirer avec la plus
grande application, comme au stand, sur les bonshommes – les hommes – qui
gravissent là-bas la colline. Des vérités simples, sûres, fermes comme le
granit, mises en formules d’une clarté algébrique, voilà ce qu’il nous faut. Nous
sommes des millions : les masses. La classe qui, ne possédant rien, ne
saurait perdre que ses chaînes. Le monde est à refaire. Pour cela, vaincre, tenir,
survivre à tout prix. Plus nous serons durs et forts, moins ça coûtera. Durs et
forts envers nous-mêmes d’abord. La révolution est une besogne qu’il faut faire
sans faiblesse, à fond. Nous ne sommes que les instruments d’une nécessité qui
nous entraîne, nous emporte, nous exalte et passera sans doute sur nos corps.
« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Nous ne
poursuivons aucun rêve de justice – comme disent les jeunes crétins qui
écrivent dans les petites revues – nous faisons ce qui doit être fait, ce qui
ne saurait ne pas être fait. Le vieux monde a creusé sa propre fosse : il
y tombe. Poussons un peu. Des millions d’hommes qui n’étaient rien montent à la
vie : ils ne peuvent pas n’y point monter. C’est nous. Il dépend seulement
de nous de le comprendre et de faire notre tâche les yeux ouverts. Par ce
consentement, par cette clairvoyance, nous échappons à la fatalité. Tout ce qui
était perdu sera retrouvé.
La place est bordée d’anciens palais noirs. Au fond le
Palais Marie, cet édifice bas, sans contours définis. Le Conseil de l’Empire y
siégeait. Il y a une grande toile de Répine représentant ce conseil : des
bustes de vieillards chamarrés posés sur une table semi-circulaire. Ils
apparaissent dans une lumière d’aquarium, jaune ou verdâtre, et l’on songe qu’ils
sont tous morts. L’empereur, au fond, esquisse d’un visage anéanti. Ces nuques
grasses, reposant sur des cols à broderies, des balles les ont fracassées. Si
quelqu’un de ces grands dignitaires nous échappe encore, ce doit être ce vieil
homme voûté au grand nez osseux tombant sur des lippes flasques, qui vend le
matin, au marché aux avoines, les vieux châles de ses filles… Des doigts épais
de paysans tâtent et soupèsent les beaux cachemires…
À droite, l’ancienne légation d’Allemagne aligne dans la
vague clarté qui tombe des fenêtres de l’Astoria ses colonnes massives ne
supportant aucun fronton. Elles portaient autrefois au sommet des chevaux de
bronze. Aux premiers jours de la guerre, des foules furieuses ont déboulonné
ces statues, les ont jetées du haut socle de granit sur le pavé et traînées
jusqu’au canal voisin où elles sont encore sous la glace. Derrière les fenêtres
grillées de la légation, il n’y a plus que la simple désolation des salles
depuis longtemps saccagées. Des bandits s’y introduisent par les cours et y
demeurent, veillant à ce que nulle lumière visible du dehors ne décèle leur
présence. Ils jouent aux cartes en buvant de vieux cognacs pris dans les caves
des grands hôtels ou de brûlantes eaux-de-vie, distillées dans les repaires de
banlieue. Des filles aux lèvres peintes d’un rouge feu, qui s’appellent
Katka-petite-pomme, Dounia-vipère, Choura-les-yeux-obliques (dite aussi l’assassin),
Marfa-nez-camus-petite-cosaque, portant du beau linge sale et des robes de
grands couturiers prises dans les appartements vides, viennent parfois regarder,
invisibles, des fenêtres noires du grand salon de l’ambassade, nos fenêtres
éclairées en
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