Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
Vom Netzwerk:
professeur expliquait à
Nikita qu’au retour de l’ordre, un problème ardu se poserait devant les
juristes. Quelles lois appliquer aux meneurs ? Crimes de droit commun, sacrilèges,
ils ont à répondre de tout ; mais l’exercice du pouvoir leur a créé une
situation juridique nouvelle. L’usurpation…
    Valérian se mit à rire :
    – Parbleu ! La loi martiale. Le moins possible de
formalités.
    Le professeur, levant son visage de bois, des deux côtés
duquel les lorgnons multipliaient des reflets géométriques, fit non, non, de
la tête.
    – L’État repose sur la notion du droit. Les sacrilèges,
les régicides et les parricides ont droit à la garantie des lois. Selon la loi
romaine…
    Nikita pensa aux forêts. Il avait marché cinq semaines, l’an
dernier, dans les forêts de la Dvina, suivant parfois à la piste dans la neige
fraîche de grands ours affamés, écoutant au crépuscule le hurlement des loups, gîtant
sous les sapins dans un froid effrayant, se faisant d’un feu une fête, une fête
dangereuse, car le feu pouvait attirer l’homme, apprenant à dévorer crue la
chair des loups et des corbeaux. Le silence de la forêt était si grand qu’il
semblait recouvrir la terre entière, abolir tout souvenir ; les sapins
couverts des premières neiges étaient, suivant l’heure et la lumière, blancs, diaprés,
bleus, sombres, plus sombres que la nuit. Des battements d’ailes, des cris de
bêtes indistincts, des chutes de branches cassées, des souffles insaisissables
s’éternisaient un instant et s’évanouissaient, laissant dans l’âme de l’homme
une trace nette et frêle comme l’empreinte sur la neige des pas d’un vieux loup
maigre passé tantôt, la langue pendante, les crocs acérés, suivant lui aussi
son mystérieux chemin à travers les bois, la faim, le froid, vers les proies ou
la mort. Sur ces traces s’inclinait, attentif, un homme qui connaissait la
trigonométrie et se récitait par cœur, dans les clairières, des poèmes d’André
Chénier. Le dix-septième jour, au milieu d’un gel mortel, n’ayant plus que sept
cartouches, Nikita avait vu monter au loin, au-dessus de chaumières grises
pareilles à des verrues sur la terre russe, des fumées droites. Et il avait
rebroussé chemin d’un pas précipité à travers des neiges profondes et molles où
les skis enfonçaient. Plutôt s’allonger seul, pour la dernière fois, sous un de
ces vieux sapins pyramidaux, tout couverts de diamants quand les touchait un
rayon de lune, et mourir là en paix, de lent épuisement ; plutôt cette fin
que la rencontre de l’homme ! Et pourtant il rencontra un homme sans
pouvoir l’éviter et ce fut une rencontre heureuse : ils se trouvèrent
inexplicablement face à face, en pleine forêt, deux fusils, deux défiances
vaincues par la surprise, à se flairer à vingt mètres comme les bêtes des bois
dans leurs rencontres. L’autre était un vieux forestier oublié qui ne savait
rien de la guerre, rien de la révolution, rien de la mort du tsar, rien de rien.
Il allait tous les étés à cent verstes au nord-ouest, dans un village syzrane, chercher
de la poudre, de l’eau-de-vie et des allumettes. À son retour, seul comme toujours,
avec la créature silencieuse qui dormait au fond de sa hutte, il buvait pendant
des jours. À ces moments, il parlait à haute voix, disant des mots sans suite, faisant
des rêves, s’essayant à chanter mais ne se rappelant que les premières paroles
de l’oraison dominicale : « Notre Père qui êtes aux cieux » ;
et, par bribes, une triste chanson de prison : « Ouvrez-moi la porte
du cachot… » La créature aussi, l’âme réchauffée par l’alcool, se mettait
à chantonner dans sa langue komi des berceuses traînantes. Puis ils s’endormaient
l’un près de l’autre, roulés en boule, sur la terre battue. La porte de la
hutte était ouverte sur des immensités vertes. Des oiseaux entraient en
sautillant. Des écureuils roux, empanachés de queues magnifiques, venaient regarder
de leurs petits yeux pétillants l’étrange sommeil désarmé de deux êtres humains.
Cet homme vivait ainsi sans nom, sans âge, depuis des années. À peine s’il
savait encore parler. Il ne savait pas ce que c’était qu’un journal. Il admira
tellement un briquet que Nikita craignit un instant qu’il ne le tuât
par-derrière, quand ils glissaient l’un suivant l’autre sur leurs skis, pour
lui prendre l’objet merveilleux qui

Weitere Kostenlose Bücher