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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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faisait naître le feu d’un mouvement de l’ongle.
Mais cet isolé avait vécu trop longtemps loin des hommes pour penser encore à
frapper son semblable. Il apprivoisait des écureuils. Il éprouvait de grandes
joies à folâtrer par de chauds après-midi avec ces petites bêtes intelligentes,
« si intelligentes », disait-il, que grâce à elles l’idée de l’intelligence
lui restait. Par lui, Nikita apprit qu’il s’était trompé de chemin. Cnenkoursk,
avant-poste britannique, était encore à vingt jours de marche, par là, vers ces
constellations, puis en suivant la rivière : « Défiez-vous des ours… »
Il aurait fallu, dans ces forêts, faire le point au sextant, comme en pleine
mer. Nikita rebroussa chemin. Maintenant il ne savait plus si ç’avait été un
cauchemar ou, dans sa vie, une éclaircie sans pareille.

Chapitre neuvième.
    Iégor, couché sur le ventre au travers du grand lit, considérait
Danil, assis devant lui à califourchon sur une chaise. Iégor portait une blouse
bleue serrée à la taille par un cordon de soie, et de longs pantalons de marin.
Ses pieds chaussés de simples babouches en cuir rouge battaient rythmiquement
un oreiller. Sa tête paraissait énorme. Un nez de flaireur violent, la grande
bouche fraîche, le front élevé surmonté de touffes blondes. Une sorte d’ivresse
qui n’était pourtant pas de l’ivresse, mais plutôt une instabilité intérieure
grosse d’orages prêts à éclater, stagnait dans son regard, dans le pli accentué
de sa bouche, dans les pulsations précipitées des veines de son cou.
    À lui voir se préciser une expression de fort joueur qui va
risquer son coup, Danil sentit l’approche d’un danger confus. Il venait
demander à ce bandit des armes, des munitions, de l’argent pour les Verts
réfugiés dans les forêts.
    – Tes Verts, dit enfin lourdement Iégor, sont trop
verts. Compris ?
    Des candélabres dorés, posés sur le piano, jetaient dans la
pièce la lumière safran de douze bougies. Des boîtes de conserves béaient sur
la table qui était en bois blanc. Il y avait du pain noir, des débris de
poisson sec étalés sur des journaux froissés, des boîtes de cigarettes pleines
de mégots, et de petits verres de cristal ornés de légères feuilles de vigne. Les
mégots jetés en tous sens étoilaient le parquet. Des fusils s’appuyaient sur un
fauteuil à dossier de brocart où serpentait un long bas de soie noire. Une
cuvette émaillée remplie d’eau de toilette était posée sur la cheminée de
marbre blanc. Les fenêtres, fermées de planches à l’extérieur, tendues de tapis
de Boukhara à l’intérieur, ne laissaient pas voir s’il faisait jour ou nuit. Du
dehors, la grande maison morte devait sembler abandonnée. Les scellés rouges de
la Commission extraordinaire fermaient les portes. On y accédait par des cours
désertes et mal famées ou par une brèche secrète ouverte dans la muraille de la
maison voisine.
    – Non, fit Danil. Vous…
    Iégor regarda dans le vide. Ses pieds battirent plus fort l’oreiller.
Il cherchait une idée. Ainsi, dans une bagarre, il eût cherché un projectile, verre,
encrier ou couteau. D’une voix changée, il appela :
    – Choura !
    Choura entra. Ce fut, sans bruit, au pied du lit, une femme
habillée d’une longue robe turkmène de soie à larges raies rouges et bleues.
    – Quoi ?
    – Déchausse-moi. Vite.
    Il continua à battre d’un pied nerveux le tapis qui
recouvrait le lit, tandis qu’elle lui ôtait, dans un silence lourd, les
babouches et les chaussettes de soie. Un pied nu, rouge, aux ongles plats, s’enfonça
dans l’oreiller. Iégor bridait les yeux. Danil avait vaguement froid.
    – Quoi encore ? demanda Choura, paraissant ignorer
la présence d’un autre homme à trois pas d’elle.
    Elle avait un visage ramassé, large à la hauteur des pommettes,
des yeux tirés vers les tempes, des lèvres épaisses et fardées dont le carmin
faisait penser à un cri écrasé sur cette bouche, les cheveux noirs plaqués des
deux côtés du front, les bras nus. Elle était d’Asie.
    – Cognac.
    Il avala d’un trait la liqueur.
    – Quoi encore ?
    – Assieds-toi là.
    Assise au bord du lit, la femme tourna enfin calmement vers
Danil un regard doux. Iégor lui prit le genou dans une main fermée comme une
tenaille.
    – Tu vois, dit-il à Danil, comme je tiens ce genou ?
J’avais envie de te prendre ainsi par le cou. Tu m’aurais déchaussé,

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