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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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aigrefins.
    Des actions de sociétés anonymes tombées au multiple
anonymat de l’illégalité, de l’émigration, de la mort inconnue dans les geôles,
persistaient à représenter des usines nationalisées, des stocks depuis
longtemps pillés et des capitaux fantômes. Des joueurs, plus décavés que ceux
qui se suicident aux alentours des casinos, misaient à toute rumeur nouvelle
sur les cartes poisseuses de la guerre civile.
    Une idée en coup de couteau traversa la cervelle de Danil.
« Nous versons le sang et l’on spécule ici sur chaque bataille, sur les
fusillades et les pendaisons, sur… » Et comme il fallait qu’à chaque
instant il se répondît à lui-même, il acheva sa pensée : « Mais eux ne savent même pas spéculer, ils pillent. »
    Il fit son rapport aux Trois : Valérian, le professeur,
Nikita. Le samovar ronronnait sur la table servie comme pour une collation.
« Combien de trains blindés, dites-vous ? » redemandait le
professeur, un peu sourd, pince-nez en or, épais profil de bouc vieillissant. Se
pouvait-il que ce fonctionnaire asthmatique fût un des chefs, ici, du mouvement
libérateur ? « Combien d’avions, dites-vous ? » Ne
posait-il ces questions que pour paraître comprendre ? Elles pouvaient
dénoncer une inconscience enfantine. Quelle importance attribuer à ces chiffres
incertains ? Le professeur avait tout à l’heure prononcé sur un ton gras
de mépris : « les youpins »…
    Nikita bien rasé, un crâne élevé et lisse, des yeux de
porcelaine, fumait en prenant des notes. Les Trois parlèrent peu, mais Danil
apprit beaucoup. Un régiment estonien avait passé aux Blancs. La flottille du
lac Peïpous aussi. D’autres grands coups seraient frappés sous peu : un
fort, un autre fort, un régiment, un cuirassé d’escadre… Valérian examinait d’anciennes
cartes de chemin de fer, blanches, où les fleuves étaient d’un bleu d’encre
fraîche et les voies ferrées droites.
    Alors, à la façon dont le professeur pencha sur la Russie un
visage de bois au menton prématurément décollé, aux narines sèches, Danil
découvrit en lui une très vieille force cachée qui devait le rendre précieux
aux autres. Il comprit que les chiffres s’ordonnaient nécessairement dans sa
pensée comme les cristaux se forment autour d’un premier cristal. Pour cet
homme, il n’y avait ni doute, ni hésitation, ni erreur possible. Aucun sophisme
n’aurait prise sur lui. Aucune vérité autre que la sienne. « Si je lui
criais, pensa Danil, voici ce qu’ils font, et voici ce que nous faisons, nous ?
Voici ce que j’ai vu. J’ai vu l’homme au crâne éclaté sous la corde. On n’avait
pas réédité ce supplice depuis 1650 ! Sommes-nous vraiment les meilleurs ? »
Il répondrait seulement sur un ton absolument neutre : « Monsieur le
sous-lieutenant, je crois qu’il manque un bouton à votre tunique. Surveillez
votre tenue. » Et ce serait plus écrasant que toute réplique véhémente…
    – Ils sont aux abois, concluait le professeur. Pas de
pain. Pas de métaux. Pas de combustibles. Pas de tissus. Pas de médicaments. Les
Américains, les Anglais, les Serbes, les Italiens au nord. Ici, les Finlandais,
les Estoniens, les Blancs. À l’est, le chef suprême. À l’ouest, les Polonais. Au
sud, les Blancs. Nous, partout : dans l’armée, dans la flotte, dans les
universités, dans les conseils de l’économie, dans les coopératives. Derrière
nous les puissances. Avec nous, le peuple, tout ce qui n’est pas la lie des
masses incultes. Nous, le seul salut.
    « Ils nationalisent la mercerie ! On fait la queue
dix-sept heures en quatre endroits pour obtenir, septième papier, un bon pour
quatre bobines de fil ! Et quand on arrive au magasin, il n’y a plus de
fil, le dernier stock a été volé dans la nuit, ha, ha, ha ! Savez-vous
pourquoi ils ont institué la gratuité des postes ? Parce que l’impression
des timbres revenait trop cher ! Ils instituent l’alimentation
gratuite des enfants, mais les petits cercueils font prime sur le marché et
queue au cimetière ! Et comme ils nous singent ! Dans leurs
tranchées, les soldats ne saluent plus les chefs : « … votre haute
noblesse ! » mais ils crient de la même voix, ma parole, « service
de la révolution ! » Joyeux service ! chaque nuit, par paquets, les
hommes se sauvent fuyant en avant vers l’ennemi qui a du pain.
    La conversation s’était animée. Le

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