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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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Comment s’appelait ce vieux
moujik sympathique qui m’a nourri, séché, vêtu, caché ? Un nom comique, un
nom de jument… Nous avons lancé deux locomotives l’une contre l’autre pour
obstruer la voie. Ça c’était à Matveevka, oui. Quelle chose magnifique, ce choc
des deux machines, la vitesse, l’élan, la force, ces chaudières hurlantes et
cette déflagration noire, rouge, blanche ! J’ai sauté juste à temps de la
machine, oui. À la seconde précise ! J’ai senti le halètement chaud de l’explosion
dans mon dos, oui, oui. J’avais presque envie d’y rester… Moi, moi, nous, oui, oui,
oui !
    Tout à coup il pensa : « S’ils te tenaient à cette
heure, tu ne la raterais pas, ta balle dans l’occiput, et ce serait bien fait
pour toi, Iégor. »
    Il cria dans un long bâillement de bête prisonnière :
    – Choura, je m’ennuie…
    Et il ouvrit sans savoir le piano. Son crâne était plein de
choses à en éclater. Comment les dire, comment les taire ? Que crier, que
briser ? Ses mains entières frappèrent le clavier, cherchant les notes
profondes et grondantes et déchaînant les accords sauvages, tout un fracas de
bataille, tout un orage fantastique, mêlé de chants inarticulés, de délires et
de sanglots.
    Il suivit d’un pas sûr d’homme ivre le long corridor noir
et froid vers la chambre des femmes – « la sous-section des garces »
– qui était au bout. Des chuchotements passaient par la porte entrouverte.
    – T’as entendu ? demandait Dounia-vipère.
    Katka-petite-pomme soupira :
    – Oui, c’est Iégor qui déraille. Il me fait de la peine,
Iégor, avec ses yeux troubles, oh, Mania, Mania, il sent sa fin, je te dis, et
j’ai bien pitié, bien pitié de lui…
    Elles devaient être comme toujours accroupies toutes les
trois sur des coussins, autour du petit poêle. Entre les deux jeunes, Mania-la-vieille,
aux mains fripées allongées vers ses patiences sous la bougie, Mania puant la
vieillesse, et ses paupières de lézard centenaire, et son acharnement à vivre, eh !
pourquoi encore vivre, sorcière ? Iégor eût voulu prendre sa propre vie, toute
rouge de force, et la tordre à pleines mains, comme un chiffon dont on n’a plus
besoin, et la jeter à la face de… à la face de qui, nom de Dieu ?
    Dans la chambre d’où filtrait aussi une vague lueur rousse, Mania-la-vieille
répondait :
    – T’en fais pas pour lui, Katka. Les hommes sont tous
des crapules. Crache dessus. Et puis, il a sa Choura. Tant pis pour elle. Que
Dieu la garde.
    Iégor sourit, soulagé, les omoplates collées au mur, le
corps lourd.
    – Mania, reprit Dounia-vipère, parle-nous encore de
Nice…
    – Une autre fois. C’étaient d’autres temps, mes pauvres
fillettes, le bon temps… Mais on se débrouille n’est-ce pas ? Savez-vous
ce que fait Tata ? Elle ne peut pas, avec son nez cassé et sa voix de
savate trouée, coucher avec les commissaires. Elle a trouvé la combine, pourtant.
C’est elle qui déshabille les moutards. « Petit, petit, viens, que je te
montre quelque chose d’intéressant… » Elle prend le gosse par la main, tout
gentiment, elle l’entraîne dans un corridor, deux claques sur sa petite figure
et Tata ramasse le manteau, le chapeau, les gants, ça lui fait une belle
journée…
    – Ça me dégoûte, fit Katka. Pauvres gosses.
    – Faut tout de même qu’ils crèvent, dit doucement Mania,
par ces temps-ci.
    – Et puis, hasarda Dounia-vipère, si ce sont des gosses
de bourgeois, c’est bien fait pour eux.
    – Tais-toi, sotte, espèce d’agitation-et-propagande. Dans
la grande maison en construction au bord du canal, tu sais, y a toute une bande
de gosses qui s’est nichée, c’est Olenka-l’évadée leur chef, qu’est-ce que t’en
dis ? Ah ! c’est quelqu’un, fillettes, pour ses treize ans ; un
air de petit agneau, douce, polie et tout, mais rusée. C’est sûrement elle qui
a tué le petit garçon du Marché aux Avoines. Savez-vous ce qu’ils ont inventé ?
Ils attrapent les chats, ils les bouffent ; les peaux, il les vendent aux
Chinois… Ils font aussi les troncs des églises ; ils font les cartes de
vivres dans les queues…
    – Parle-nous de Nice, Mania-gentille, parle-nous de
Nice, supplia Dounia.
    Iégor s’éloigna sans bruit, la tête basse.
    Stassik vint très tard. Des glaçons se collaient à sa barbe
naissante. Le froid raidissait son vieux manteau de soldat. Accoudés face à
face, ils burent

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