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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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Séra-phi-ta !
    « Tous mes aigles blancs sont blennoragiques ! »
disait un joyeux colonel.
    Ce souvenir s’alliait à un goût de pastèque fraîche dans la
bouche.
    – Ça ne te fait rien, demandait Lyda, si je garde mes
bottines ? Vois comme elles sont longues à délacer.
    Il fit non de la tête, distraitement. D’autres images
affleuraient à sa conscience, remontant de loin, lourdes de vase, plus pesantes
que des pierres. L’emportement même des minutes qui suivirent ne les chassa pas.
Lyda vit fondre sur elle un terrible jeune visage absent, fermé par une
convulsion intérieure. Elle eut peur. Le grand corps mâle, vidé, fleurant le
fauve aux aisselles, retomba près d’elle sans que la paix revînt à ce visage.
    – D’où viens-tu ? interrogea-t-elle pour dissiper
le silence.
    – Du Midi.
    Il parla par bribes, peu à peu, dans le vague. Nous. Eux. Qui,
les Blancs, les Rouges ? À la guerre, tous sont les mêmes : des
brutes. Ecoute, quel souvenir épouvantable : on avait pris cet homme dans
une fausse chambre dissimulée entre deux murailles. Un du comité, tu comprends ?
On l’attacha sur la place, à un poteau. La foule regardait, calme comme lui, pensant
qu’on allait le fusiller. Une grosse corde fut passée autour de son front ;
puis, par-derrière, on la serra doucement comme une vis, à l’aide d’un manche
de cognée. Alors seulement l’homme comprit ; il faillit, d’un élan
désespéré, rompre ses liens ; son cou se tendit, bleuissant sous l’effort.
La corde étreignait affreusement son front.
    « Plus doucement », cria le gros Choutko, bien en
selle, quoique ivre.
    Un curieux homme, ce Choutko qui tenait parfaitement à
cheval quand il n’eût pas su tenir debout… Le crâne éclata comme une noix, la
corde fut rouge, le corps s’affaissa dans ses liens, on eût dit un sac mou. Quel
vacarme s’éleva sur la place ! Les gens se sauvaient, les longs cris
perçants des femmes affolaient les chevaux… « Mon cheval… »
    – Tu étais là ?
    Lyda se souvint qu’elle était nue, nue devant un homme qui
avait vu ces choses, et que les traces des bras et des lèvres de cet homme, la
semence de sa chair étaient sur elle, en elle ; ce fut comme si elle s’était
tout à coup sentie souillée de sang, de cervelle, d’humeurs charnelles, un
dégoût physique vertigineux. Elle tira brusquement à elle son manteau et s’en
couvrit, frissonnante, les yeux écarquillés, non plus bruns mais noirs.
    Si au troisième palier de cet escalier, derrière une
porte pareille à toute autre, apparaissaient les vareuses de cuir – « Vos
papiers ? » ou « Haut les mains ! » comment disent-ils ?
– tout serait fini irrémissiblement. Tout. Chaque pas ensuite serait un pas
vers… vers quoi ? Regarde la chose en face ou tu n’es bon à rien. Vers le
revolver tendu au bout d’un poing monstrueux dans une cave affreusement
éclairée où l’on entre nu, agité d’un dernier tremblement. Car ils ont
inventé ça : le déshabillage. Ils ont toute honte bue. Ils ne reculent devant aucune infamie. Les vêtements sont précieux, sans doute. Et
nos exécutions au sabre devant des fosses de cinquante centimètres creusées par
des prisonniers vacillants, sont-elles moins abominables ? Moins. Nos
balles sont précieuses. Les sabres luisent au soleil comme dans les massacres
antiques… Et s’il n’y a pas de soleil, phraseur ? Danil discutait encore
avec lui-même devant la porte qui allait s’ouvrir irrévocablement sur la chance :
l’exploit ou la fin.
    Les rites suivirent simplement. Demander le camarade
Valérian : moustache à l’américaine, nez charnu, chevelure en brosse. Dire :
« Je viens de la part de Prokhor. » En tête à tête ajouter :
« Permettez-moi d’allumer une cigarette », et, en tirant les
cigarettes, laisser tomber sur la table une boulette de journal. Attendre.
    Valérian poussa négligemment de l’ongle la boulette dans un
cendrier qu’il emporta, au bout d’un instant, dans la pièce voisine. Puis il
reparut souriant, ayant reconstitué dans un livre déplié les deux fragments d’un
titre de quotidien.
    – Est-il vrai que Kazan soit prise ?
    Cela semblait probable. À la Bourse noire, entre initiés, la
cote des actions était à la hausse depuis la chute de Perm et la défaite des
conseils ouvriers de Bavière. Un bruit d’assassinat de Lénine, suivi de démenti,
venait d’enrichir pour quelques jours des

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