Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
Vom Netzwerk:
tu m’aurais
versé à boire et, si je t’avais craché à la figure, tu te serais essuyé sans
rien dire. Il y en a qui sourient encore quand je leur fais ça. Allons ! Souviens-toi
que Iégor est de bonne humeur ce soir. Tu as bien choisi ton moment pour venir
lui mentir en face. Je sais ce qu’ils valent, tes Verts. Qu’ils aillent au
diable et toi avec eux. Maintenant, buvons. Verse, Choura. Pas ces verres-là…
    Un petit verre de cristal alla se briser quelque part sur le
parquet. Choura remplit de cognac des verres de thé. De profil, c’était une
grande forme bizarrement tigrée, un bras nu, lisse et mat, un front bas de
Chinoise sous des bandeaux intensément noirs.
    – Bois aussi ! lui dit Iégor.
    Elle but lentement, le coude levé, comme les charretiers
dans les cabarets. Un demi-sourire équivoque plissait sa face. Danil voyait de
chaudes étincelles dorées dans ses prunelles. Ce n’était peut-être que le
reflet des bougies. Iégor monologua :
    – Qu’est-ce qu’ils faisaient tes Verts quand je prenais
le palais ? J’y suis peut-être entré le premier, la crosse en avant. Tu
peux encore y voir sur les lambris la marque de mon fusil. J’ai fusillé Paul I er en effigie. Tu peux encore voir les trous dans sa culotte blanche. C’est là que
je tire, moi. Ça ne te plaît pas ?
    – Ça m’est égal.
    – Ah ! c’est bien. J’ai pris Pavlograd, moi, entends-tu ?
    La sourde colère qui couvait en lui s’éteignit
instantanément, emportée par une sorte de tendresse égayée.
    – Comment t’appelles-tu ? Danil ? Ecoute, Danil,
j’ai mis le feu à la prison de Pavlograd. Ça, c’était un plaisir… Dis, Choura, te
souviens-tu, en décembre, comme nous travaillions sur la place, la nuit ? Ça
aussi c’était gai.
    Par ces nuits-là, leur équipe joyeuse entrait dans une vaste
place bordée en demi-lune d’édifices dont les fenêtres faisaient penser à des
yeux éteints. L’arc de l’état-major portant au sommet un quadrige invisible s’ouvrait,
porte triomphale, sur des ténèbres nouvelles. La brise emportait des poussières
de neige, qui, tout à coup, se mettaient à scintiller, suspendues aux confins
de la visibilité, quand se levait au-dessus du Palais d’Hiver le large éclair
rectiligne d’un projecteur. Cette immense épée lumineuse fendait inutilement un
ciel polaire. Au fond de la place, l’ancien ministère des Affaires étrangères
avançait vers le pont aux Chantres un angle étroit ainsi qu’un décor de carton.
La bande allait, au pied de la haute colonne de granit, érigée en mémoire d’une
victoire oubliée, scier des grilles de bronze. Des recéleurs en donnaient bon
prix, cuivre excellent ! Iégor avait pensé à voler aussi les canons turcs
plantés aux angles sur leurs gueules, mais on n’en offrait pas grand-chose. Les
fenêtres de la milice brillaient à cent mètres. Il y avait là de bons copains. Iégor
bâilla.
    – Danil, tu peux aller dire aux tiens que Iégor les
emmerde. Il est avec la révolution, Iégor, pas celle des commissaires, la
sienne propre, et qui a encore de beaux jours et de belles nuits devant elle. Verse-lui
encore un verre, Choura, ma beauté, et qu’il aille au diable.
    Danil s’en alla. Choura le précédait, portant un chandelier.
Des ombres énormes dansaient sans bruit autour d’eux. La jeune femme approcha
la lumière de ses lèvres dont le rouge irritant fut comme un cri. La flamme s’éteignit,
le froid nocturne souffla dans un soudain scintillement d’étoiles.
    – Que d’étoiles ! dit Danil malgré lui.
    – Que d’étoiles ! murmurèrent distinctement
derrière lui les lèvres irritantes qui venaient de disparaître.
    Des accords orageux plaqués sur un piano explosaient quelque
part comme une symphonie souterraine.
    Iégor parcourait la pièce avec un léger roulis des
hanches, en gesticulant. Et il disait à haute ; voix : « Oui, oui,
oui… »
    – J’ai pris Pavlograd, oui. J’ai flambé la prison. Un
petit chat roux était enfermé au greffe. Alors nous nous sommes jetés dans l’escalier
plein de fumée, Brik et moi, et nous avons tiré des flammes cette pauvre bête, oui.
Et puis, j’ai travaillé toute une matinée derrière le mur blanc d’une petite
station – mais quelle station ! quelle station ? – à fusiller les
officiers qui s’étaient rendus la veille. Ce qu’on était recrus après ! J’ai
passé le Dniepr à la nage. On avait tué Brik.

Weitere Kostenlose Bücher