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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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du cognac et du thé. Stassik apportait les derniers numéros du Tocsin publiés dans une ville d’Ukraine au passage d’une armée chantante
qui voyageait en voiture – dans chaque voiture une mitrailleuse et un accordéon
– sous des drapeaux noirs. Iégor aperçut ce titre : Résolutions de la
Conférence extraordinaire de la Confédération…
    Encore des résolutions, des organisations, des conférences, même
sous ces drapeaux de nuit ! Iégor but et cette gorgée d’alcool brûlant
parut le dégriser bizarrement tout en achevant de le griser.
    – Cache tes gazettes, Stassik, dit-il, je ne veux pas
les voir. Je ne crois pas, moi. Je ne sais qu’une chose : la fonte des
neiges, les grandes eaux printanières, la crue des fleuves emportant des
glaçons durs comme du granit, des chiens crevés, les ordures de l’an passé, les
vieilles planches… C’est la crue, tu comprends, et nous roulons tous à la mer, ah !
que c’est beau, tiens ! de se laisser emporter et de tout emporter devant
soi ! Je suis un bloc de glace, moi. Il faut que je bouscule les arches
des ponts. Il faut que j’entende sonner sous mes coups les coques des chalands.
    – Et plus loin ? fit Stassik.
    – Plus loin, je m’en fous. Cache tes brochures, Stassik,
je n’y crois pas.
    Il but encore.
    – Je m’ennuie, Stassik. Toi, tu crois ?
    – À quoi ?
    – À ce que tu dis.
    Iégor sentait sa lourde tête sur le point de choir. Il la
soutenait des deux mains. N’allait-elle pas tomber tout de même, rouler sur le
parquet, rebondir comme un gros ballon de football et venir taper du front sur
le clavier blanc et noir pour déchaîner des orages et s’y perdre ? Stassik
raide, noir et blanc, barbe noire et peau blanche, comme les touches du clavier,
n’était sûrement pas ivre. Les deux mains posées à plat sur la table, si nettes
dans le désordre des choses, Stassik répondait avec des mots aussi tranchés que
des actes.
    – Tu as une cervelle d’enfant dans un crâne d’athlète, Iégor.
Croire est un vieux mot, Iégor. Je sais. Je sais que les hommes seront libres
sur la terre libre. Je sais que nous serons tués bien avant. Je sais qu’on nous
oubliera. Je sais que l’avenir sera magnifique. Je sais qu’il faut commencer.
    – Oui, oui, cria Iégor, tu as raison. Je crois aussi, Stassik.
    Il éclata de rire.
    – Pourvu que nous soyons tués auparavant. En es-tu sûr ?
    – J’en suis sûr, dit gravement Stassik.
    Iégor crut que son front heurtait le clavier. Un orage
splendide tonna autour de lui. Il souriait, extasié, à une immense certitude. Ainsi
le soleil sur la Baltique, en juillet, crevant les nuages et faisant tout à
coup ruisseler sur la mer des flots de lumière. L’évidence. Il cherchait
quelque chose dans ce chaos, de même qu’il eût cherché dans sa mémoire, devant
ce paysage de mer, un nom de femme presque oublié.
    – Stassik, veux-tu de l’argent pour l’organisation ?
Prends.
    L’argent était dans le tiroir de la table. Du thé avait
coulé dans les liasses de billets, mêlées à des cartes postales obscènes. Stassik
se mit à ranger méthodiquement des billets secs.

Chapitre dixième.
    Danil occupait chez le professeur Lytaev une chambre de
bonne. Il lisait, le soir, avant de s’endormir, les billets doux laissés par
une brunette, dans le tiroir de sa table de nuit. Il y en avait de cérémonieux,
écrits sur du papier orné, dans l’angle supérieur, de fleurs coloriées :
« Mademoiselle Agraféna Prokhorova, permettez à votre très obligeant
serviteur », et cela se terminait par une invitation contournée à une fête
de jour de naissance. « Votre sincère adorateur perpétuel avec respect… »
La calligraphie était d’un de ces écrivains publics qui tenaient échoppe aux
environs des marchés.
    Danil, quand il rentrait d’assez bonne heure, trouvait
devant une fenêtre encore laiteuse deux vieux hommes absorbés par leur
méditation parlée. Le thé prenait dans les verres une teinte de vin, Vadime
Mikhailovitch Lytaev disait :
    – … La monture de Pierre a repris son élan. La Russie
recommence sa révolution. Après Pierre, elle retombe peu à peu à son passé. Les
tsars n’empruntent à l’Occident que des uniformes et de l’argent : derrière
leur décor subsiste la vieille terre russe, croyante et courbée sous le joug, flottant
ses grands radeaux sur la Volga avec les mêmes chants qu’au XVI e siècle, traînant encore dans

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