Ville conquise
de dompteurs
maîtrisant des chevaux cabrés depuis cent ans… Des couples erraient sur les
quais. Le ciel leur versait sa clarté, le fleuve les environnait de solitude. Ils
se rencontraient avec des sourires ébauchés. Ils s’arrêtaient devant les
chalands abandonnés l’automne passé par les mariniers, quand on avait
nationalisé les transports fluviaux et qui pourrissaient maintenant. On allait
bientôt les démolir pour en faire du bois de chauffage, ce serait un rude
travail. Les Comités des pauvres se disputaient âprement ces carcasses de
bateaux.
Une grande enfant blonde, aux tempes étroites, aux yeux
enfoncés d’un bleu miroitant de ruisselet à la fonte de neige, demandait à son
amant qui portait la tunique râpée d’une école disparue :
– Viendras-tu m’aider ?
Il chuchotait « oui » en l’embrassant sur l’oreille,
car elle s’était donnée à lui, l’un de ces jours, ignorante et pleine de bonne
volonté, confuse et fiévreuse, dans un bon coin de ce chaland pourri ; l’odeur
fade du fleuve envahissait le gris argenté du long soir. Les planches
détrempées fléchissaient sous le pas, le flot frôlant la carène avait un
sifflement assourdi. Ils étaient venus là par curiosité, sans penser à leur
joie puisque leur joie les portait. Elle faillit choir dans un trou carré, noir,
au fond duquel l’eau clapotait.
– Tu vois, tu vois ! disait-il ému.
Elle riait.
– Si l’on devait compter tous les malheurs qu’on manque !
Ils se trouvèrent soudainement seuls. Rien que le ciel
prodigieusement vide sur leurs têtes et, par une large échancrure des planches
disjointes, le flot moiré reflétant le ciel.
– Qu’il fait bon ! dit-elle en lui tendant les
lèvres.
Et l’idée lui vint simplement que dans l’amour il faut
donner son corps ; cela doit faire mal, et l’on a un peu honte, mais il le
faut, les yeux clos, les lèvres embrasées et l’on frissonne de bonheur après, rien
que d’y penser… Mais comment fait-on ? Les livres ne le disent pas clairement.
« Je ne sais pas, je suis toute confuse, pardonne-moi, fais de moi ce que
tu veux, je t’aime, je t’aime… »
Maintenant sa bouche rose, dont le profil avait un dessin
régulier de pétales, mêlait les choses coutumières à de grandes préoccupations :
– Nous ferons une provision de bois pour l’hiver… Ecoute,
je veux devenir plus consciente, dis-moi ce que je dois lire.
Autre couple : elle, les cheveux coupés ras, ce qui
lui faisait, sous la casquette de cuir brun, une petite tête sportive
légèrement dorée aux tempes, aux sourcils, et des points d’or dans le regard. Lui,
soldat, l’étoile rouge au front, incrustée dans du cuir noir. Elle sortait du
Comité du rayon, lui quittait le service politique du 23 e régiment ;
ils se rencontraient sur un banc du Jardin d’été à quelques pas de la Maison
hollandaise bâtie par le tsar Pierre pour lui servir de résidence quand cette
ville émergeait des marécages et des bois, avec des trottoirs en planches
bordant les chaussées boueuses, de vastes terres abandonnées et des parcs qui
étaient en réalité l’extrême pointe des forêts. Des Dianes et des Artémises
suspendaient sous les arbres leurs gestes gracieux. La grille sobrement
ouvragée du jardin se détachait en noir sur la grande lumière pâle du Nord. Là
coulait le fleuve.
Leur poignée de main était ferme. Sans tendresse apparente. Presque
de même taille tous deux, respirant la même force. Elle dit, suivant des yeux
le sautillement des moineaux :
– J’ai réfléchi à la théorie de l’impérialisme. Tu
avais raison l’autre soir. Il suffit de relire le IV e chapitre de
Hilferding. Mais sur le problème de la liberté, c’est moi qui ai raison. Tiens…
D’une brochure dont la couverture en couleurs représente un
globe terrestre couvert de chaînes rompues par un éclair rouge tombant de la
Voie lactée, elle tire des feuilles couvertes de notes :
– Marx écrit : « La valeur transforme chaque
produit du travail en un hiéroglyphe social… » « Pour ceux qui font
les échanges, leur propre mouvement social revêt la forme d’un mouvement des
choses qu’ils ne contrôlent pas, mais dont ils subissent le contrôle. »
Ils se croient libres parce qu’ils sont asservis au mouvement même des choses
anonymes et non à des hommes. Ils se croient libres parce qu’ils ne voient pas
de maîtres au-dessus d’eux. Mais
Weitere Kostenlose Bücher