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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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pas bien lequel des deux avait répondu.
    – Mais qu’est-ce que l’esprit sans le glaive ?
    – Mais qu’est-ce que le glaive sans l’esprit ?
    Danil vit dans les yeux des deux savants la même ironie
indulgente. Il regarda les livres alignés dans les bibliothèques, les vieux
livres pleins de faits, d’idées, de choses tellement inutiles quand il s’agit
de pain, de poux, de sang ! Des manuscrits dormaient dans un secrétaire en
acajou. L’histoire, cet inqualifiable mensonge des érudits où l’on ne retrouve
plus, sous les lignes imprimées, une goutte du sang versé, où il ne reste plus
rien de la fureur, de la douleur, de la peur et de la violence des hommes !
Il éprouva une sorte de haine pour ces deux vieux mandarins qui connaissaient
tant de dates et de théories mais n’avaient pas la moindre idée de la puanteur
d’un village saccagé ou de l’aspect d’un ventre ouvert, plein de grosses
mouches vertes, sur lequel s’inclinent les pavots.
    – Dostoïevsky…, commença Platon Nikolaévitch.
    – Je ne le lis pas. Pas le temps, vous comprenez. Les
Karamazov faisaient de la casuistique avec leur belle âme ; nous, nous
taillons à même la chair ; et la belle âme, nous nous en moquons. Le
sérieux, c’est de manger, de dormir, de ne pas être tué et de bien tuer. Voilà
la vérité. La question est déjà tranchée par le glaive et l’esprit. Un glaive
plus fort que le nôtre, un esprit que nous ne comprenons pas. Et nous n’avons
pas besoin de comprendre pour périr. Nous périrons tous avec ces livres, ces
idées. Dostoïevsky et le reste, justement peut-être à cause de ces livres, de
ces idées, de Dostoïevsky, des crises de conscience et des massacres incomplets.
Et la terre continuera de tourner. Voilà. Bonsoir.
    Les jours s’allongèrent annonçant les nuits blanches. La
neige fondait dans les steppes, découvrant par plaques un sol noir mêlé d’herbes
jaunes et piquantes. Des ruisselets coururent en tous sens, jaseurs comme des
oiseaux. Ils luisaient dans tous les plis de la terre. Des rivières gonflées
reflétaient des ciels purifiés d’un bleu encore froid. Des rires épars s’accrochaient
dans les bois aux grêles troncs blancs des bouleaux. Des paillettes d’argent
sans éclat semblaient suspendues dans l’atmosphère. Les premières tiédeurs
étaient câlines. Le passant, dans les rues mouillées, leur offrait la face et l’âme.
Son regard s’attachait à de jolis nuages blancs qui passaient là-haut comme des
soucis emportés par une grande confiance. La douceur de vivre se réveilla dans
les squares avec les jeux des bambins ; elle plana sur une place déserte, au-dessus
d’une carcasse de cheval, dévorée par des chiens errants. Le crâne de la bête
émergeait, couleur d’ivoire frais, d’un tumulus de neige fondante. Des lambeaux
de peau brune, poilue, nettoyée par les gels s’accrochaient aux côtes
effondrées. Les cinq petits bulbes dorés d’une église au dessin rococo
montaient dans un ciel décoloré, d’azur devenu blancheur, mais blancheur
aérienne, limpidité, fraîcheur. On ne pouvait plus croire qu’il y eut toujours
la guerre, la mort, la faim, la peur, les poux. Le fleuve, immensément dégagé
entre ses rives de granit, charriait d’énormes glaçons blancs. Ils descendaient
en masses, avec un doux bruit de heurts, des lacs septentrionaux vers la mer
rendue au balancement des vagues, aux lumières vivantes perlant dans l’écume, aux
souffles attiédis du Gulf Stream qui, partis du Yucatan et de la Floride, par-dessus
l’Atlantique, les fjords de Norvège et les plaines de la Suède, venaient s’étendre
sur nos glaces. Au sommet de la flèche d’or de l’Amirauté, un minuscule vaisseau
doré, distinct et léger comme une idée, voguait en plein ciel. Les couleurs des
drapeaux rouges se ranimaient.
    Les premiers bourgeons s’ouvrirent dans les jardins. Puis ce
fut une explosion de frais feuillages verts au-dessus des rivières et des
canaux coupant la ville. Le plaisir de vivre, soudainement rappelé, eut un goût
acide. Les soirs étaient froids sous des ciels bleutés comme d’un immense et
lointain reflet d’icebergs. Il n’y eut plus de nuit, les crépuscules s’éternisèrent,
gris, bleus, mauves, cendrés, nacrés, de plus en plus clairs, à minuit ; une
lueur blanche ardait toujours au levant. Elle captivait les regards, au bout de
canaux scintillants, à travers des branchages noirs, au-dessus

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