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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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les champs l’araire de bois, bâtissant la maison
comme il y a mille ans, se soûlant comme alors, continuant chrétiennement à
Pâques des fêtes païennes, aimant les femmes grasses et fardées que l’on
fouette parfois, déportant ou emmurant l’hérétique… Ce vieux pays est encore là,
profond, sous la mince couche de lave brûlante.
    L’historien Platon Nikolaévitch répondait :
    – C’est vrai. Et la lave se refroidira. Et quand la
lave se sera refroidie, la vieille terre, par sa seule fermentation, fera
sauter la mince couche de cendres et poussera de nouveau au grand jour ses
vieilles herbes éternellement jeunes. Les cendres font de bons engrais. Après
chaque ère de troubles, la Russie recommence à vivre selon sa loi intérieure, comme
les plantes se redressent après l’averse. Ce pays « où le Christ a foulé
chaque motte de terre » panse ses plaies et continue sa mission qui n’est
ni d’Occident ni d’Orient, qui n’est qu’à lui. Dans ses troubles mêmes qui se
ressemblent de siècle en siècle, la vieille Russie demeure encore fidèle à sa
loi…
    – Platon Nikolaévitch ! Cette année, pendant que
Lénine parlait dans les congrès, on a brûlé vive une sorcière, à cent dix-huit
verstes de Moscou. À deux cent trente verstes, pour préserver un village de l’épidémie,
des vierges nues attelées à la charrue, selon un usage qui remonte peut-être
aux Scythes, ont tracé un sillon autour des champs et des demeures. Nous sommes
l’Asie la plus enténébrée, qui ne peut être tirée d’elle-même qu’avec une
poigne de fer. Pierre est le modèle et le précurseur de la révolution. Souvenez-vous-en :
« Tout se fait par contrainte. » Il fondait des manufactures, des
ministères, une armée, une flotte, une capitale, des mœurs à coups d’ordonnances
et de supplices. Il donnait l’ordre de couper les barbes, de porter l’habit à l’européenne,
d’ouvrir dans les marécages de l’Ingrie cette fenêtre sur l’Europe. La terre
était nue, mais il disait : « Ici s’élèvera une cité. » Il bâtonnait
ses courtisans, il se soûlait comme un reître, il finissait sa vie dans le
soupçon, le doute et l’angoisse, flairant la trahison partout – et elle
était partout comme aujourd’hui – ne se fiant plus qu’à son grand inquisiteur, songeant
même à frapper l’impératrice ; et il avait raison. Il laissa un pays dépeuplé
par places, saignant et geignant sous l’effort, mais Saint-Pétersbourg bâtie !
Et il reste le grand, le plus grand, parce qu’il a pourchassé le vieil homme
russe jusqu’en son propre fils, parce qu’il a dressé vers l’avenir ce vieux
pays passif, ignorant, sale et repu dans ses fourrures, comme on cabre sous le
mors et l’éperon un cheval rétif. J’entends dans les décrets d’aujourd’hui un
écho de ses ordonnances. Tout cela pourrait même s’exprimer en termes marxistes :
l’avènement de classes nouvelles.
    Platon Nikolaévitch ressemblait à Lytaev par une foule de
contrastes : par son immobilité, par sa face pleine autant que l’autre
était affinée, par sa foi assurée autant que l’autre était inquiète. Le moule d’un
visage lui ressemble parce qu’il en reproduit à rebours les harmonies. Platon
Nikolaévitch répondait lentement, car ils se parlaient surtout pour affirmer
une pensée vivante qui, n’attendant rien des hommes, éprouvait pourtant le
besoin de cet achèvement précaire : l’expression.
    – Non, Vadime Nikolaévitch, comme les gens du Kremlin, Pierre
n’est qu’un accident – peut-être nécessaire à certains accomplissements – dans
l’histoire de Russie. C’est Alexis qui a raison contre Pierre, comme le Christ
en croix a éternellement raison contre l’Antéchrist éternellement vaincu. Pierre
n’est grand que dans la mesure où il se fait malgré lui l’instrument d’une
cause qui n’est pas la sienne, quand il renouvelle les raisons de vivre de la
vieille Russie à laquelle il s’attaque. Ce temps de troubles finira. Les Slaves
du Sud, plus sains, demeurés plus près de la terre, referont à la fin, contre
les villes malades, l’ordre et l’unité dans la foi. Nous traversons une sorte
de Moyen-Âge et nous renaîtrons. Et nous porterons de nouveau la lumière à l’Occident.
    – La question, dit Danil, sera tranchée par le glaive.
    – Non. Par l’esprit.
    C’était leur commune pensée, de sorte que les deux historiens
ne surent

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