Ville conquise
toujours correctement ajustée glissa sur
le côté ; il fut lui-même pareil à cet Aron Mironovitch dont les traits s’étaient
maintes fois reflétés dans ce même cadre.
« Assez ! » se dit brutalement Xénia dans l’escalier.
L’image familière d’un juif barbu et bedonnant, au sourire gras, flottait
devant elle, inconsistante et tenace. Son sourire convulsé s’éteignait dans une
flaque de sang. Xénia s’arrêta dans l’escalier gris, la main fortement posée
sur la rampe. Sa gorge était aride. Elle fit un grand effort pour penser
froidement, distinctement. « Nous avons raison. Je veux ce qu’il faut. Je
ferai ce qu’il faut. » Ce lui fut un soulagement d’ajouter mentalement :
« Quoi que ce soit et quoi qu’il advienne. »
Il était deux heures du matin. Dans la rue d’un blanc cendré,
on apercevait de loin en loin, dans l’encoignure des portes, les formes des
veilleurs. Une milicienne allait et venait au carrefour, le canon du fusil
planté droit sur l’épaule. Xénia se sentit épiée par des regards hostiles. Ces
maisons étaient ennemies. Le halètement lointain des canons vibrait presque
imperceptiblement dans l’air frais.
… Les Timochki, les Matvéi, les Ivan ont bien raison, pauvres
gens, de ne plus vouloir se battre. C’est leur révolution que nous faisons, c’est
pour qu’on ne se batte plus que nous nous battons, et qu’il faut encore que
leur sang coule. Ils souffrent, ils veulent vivre, ils ont les yeux grands
ouverts et ne voient pas quelle nécessité humaine les courbe. Nous voyons pour
eux, mais la loi est trop dure, ils se rebellent contre nous, ils fuient. Leur
faiblesse se retourne contre eux-mêmes. Ainsi, dans la pièce de Léonide
Andréiev, la Faim couronnée, qui règne sur les pauvres, pousse la plèbe
à l’émeute puis la trahit et s’incline devant les riches, car elle est quand
même, toujours, leur servante. Les Ivan ne savent pas ce que c’est que l’histoire.
L’histoire pourtant les pousse, les entraîne, les broie, les tire par millions
de leurs chaumières au tocsin des mobilisations, les entasse dans des wagons à
bestiaux, met des fusils à répétition entre les mains qui maniaient la charrue
en bois ou renversaient les ruchers avec des mouvements lents consacrés depuis
le peuplement de l’Eurasie, jette ces masses humaines sur l’Europe en Prusse, sur
l’Asie en Arménie, les fait défiler dans des ports français et semer leurs os
en Champagne, les dresse, Ivan, Matvéi, Timochki, à côté de Sénégalais casqués,
de Sikhs enturbannés, de tommies la pipe aux dents, contre des Allemands
méthodiques dont tous les chefs sont docteurs et qui vont à la bataille avec
des masques porcins, précédés de vagues de gaz… Qui les sauvera s’ils ne se
sauvent eux-mêmes, qui les guidera si ce n’est nous ? Demain, si nous
sommes vaincus, ils redeviendront des brutes. Ils rendront la terre. On les
pendra, on les fouettera, on les mobilisera. On fondera des journaux et des
écoles pour leur inculquer que telle est la loi éternelle. On les alignera, pareils
à des soldats mécaniques, sur les places des cités ouvrières, et quand
paraîtront les drapeaux rouges, les Ivan tireront. Ils tireront sur nous qui sommes eux.
Des rangs se formaient devant le Comité du rayon, un petit
hôtel princier, rempli maintenant de dossiers, de machines à écrire, de
mitrailleuses et d’hommes armés couchés sur des paillasses. On se bousculait
dans des pièces tapissées de soie blanche semée de bleuets, autour des tables
des enregistreuses. « Les camarades de la fabrique Meyer, deuxième
compagnie, devant l’église. » – « Ceux de l’usine Kostrov et des eaux,
en face. » – « Formez les faisceaux, repos ! » Un calme
étonnant dominait sur la place l’activité de cette fourmilière.
L’état-major du rayon, un homme en cuir noir, une vieille
femme qui paraissait rayonnante à cause de ses cheveux blancs, un courtaud en
casquette et veston, la poitrine barrée de cartouchières, se dirigea vers la
compagnie spéciale. Là s’alignaient des hommes et des femmes de tous âges, pour
la plupart mal vêtus. Quelques feutres mous. Des casquettes aplaties sur les
nuques. Des ouvrières en manteaux et mouchoirs noués autour de la tête. Quelques
pince-nez. Des faux cols. La crinière d’un artiste. Les mains reposaient sur
les fusils.
– Rassemblement des chefs d’équipes à droite.
Xénia suivit le mouvement
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