Ville conquise
Tant il vaut,
tant vaut le parti, tant vaut la révolution. Nous sommes assez solides pour l’instant.
J’ai confiance en la poigne des ouvriers.
– Moi, pas tant que cela. Si l’on faisait voter une
bonne fois les gens de la Grande-Usine, sans veiller sur leurs mains levées, sans
qu’ils nous sentent les plus forts, résolus à passer, dis donc, quelle pagaille
ce serait !
– Il ne faut donc pas les faire voter. Ils savent qu’ils
ont faim et qu’ils sont las. Nous savons que les meilleurs d’entre eux sont
partis. Nous sommes à une heure où les votes ne sont plus de mise. Est-ce qu’on
vote dans un bateau qui fait eau ? On pompe. Et le capitaine doit casser
la tête à celui qui crie « sauve qui peut » parce qu’il veut vivre
pourtant, comme un autre. La Grande-Usine vient de donner encore quarante-huit
hommes pour la mobilisation extraordinaire du Sud. C’est plus qu’un vote.
« Nous sommes mieux nourris, c’est vrai. J’en ai honte
parfois, moi aussi. Que veux-tu ? C’est la loi des armées qu’en campagne
les états-majors soient mieux nourris, moins exposés. Les nôtres sont modestes,
conviens-en. As-tu des bottes de rechange ?…
– Non, mais Zvéréva qui a l’auto collée au derrière a
des tas de bottines. Les Zvéréva ont fait décider que le stock du Select serait réparti entre les militantes remplissant les plus hautes fonctions, parbleu…
Tandis qu’à l’usine Wahl, la moitié des ouvrières vont nu-pieds…
– Je te dis que nos états-majors valent tout de même
mieux que tous les autres. Affaire de pâte humaine. Après tout, que les salauds
se gavent sur le dos de la classe ouvrière pourvu que celle-ci tienne. Elle a
plus de temps que les salauds. Elle en viendra à bout sans effort quand elle
aura conquis la moitié de l’Europe, ce qu’il nous faut pour ne pas étouffer…
Quelqu’un remua, dans la pénombre où naissaient des formes d’arbres.
Des traînées de brouillard blanc marquaient le lit d’une rivière.
– Et celui-là qui dort, dit Kirk, encore un homme sans
face, sans esprit, un X, Y, Z, le type qui se perd lui-même au coin des rues. Fallait
entendre, l’autre soir, Goldine lui demander : « À la fin, qu’est-ce
que faire la révolution ? » Notre Antonov de répondre, sans un
instant de réflexion, comme un automate rend la monnaie quand il n’y a plus de
chocolat dedans : « M’acquitter des tâches que m’assigne le Comité
central. » Hein ? C’est cela pour lui : des circulaires, des
mandats, « ordre au camarade Antonov de nationaliser la manufacture Titov »,
faute de quoi il passerait peut-être devant sans y penser ! Et si ces
ordres deviennent idiots ? Et si quelqu’un empoche, sans qu’on s’en
aperçoive tout de suite, le grand sceau du C.C. ?
– Tes suppositions vont loin. Je suis heureux que le
bataillon ne t’entende pas. Tu arrêterais toi-même celui qui les formulerait à
haute voix devant ces hommes. Antonov n’a pas tort. C’est une voix. Il ne sait
pas penser seul, mais il sait très bien dire ce que pense le parti. Il vaut
mieux que Goldine, qui pense trop, ne pense que seul, se grise de sa pensée, voudrait
comprendre, redécouvrir, inventer le monde parce qu’il est poète et n’est, somme
toute, qu’un brouillon romantique plutôt dangereux quand le salut est au prix
de l’ordre, de la méthode, de la cohésion. La cohésion d’une classe même dans l’erreur
peut être plus forte que l’isolement de quelques hommes, même dans la plus
haute clairvoyance ; pourvu qu’il ne s’agisse pas d’une erreur de principe.
L’histoire n’a pas forgé, les hommes n’ont pas inventé de meilleur instrument
de combat que l’organisation ; tu le sais comme moi. Pas d’arme qui ne rouille,
pas d’instrument qui ne fléchisse un jour. Ceux qui vivront veilleront. Si le
prolétariat a des ressources suffisantes en lui – et il en aura, je t’en
réponds, dès que nous serons sur le Rhin au lieu d’être là au bord de la Narova
– ni les écumeurs, ni les aventuriers ne le déborderont. S’il ne peut pas
encore soulever le monde sur ses épaules et l’emporter, est-ce en dédaignant
son arme la meilleure qu’on lui épargnera les Bonaparte ? Et puis, mon
vieux, les Bonaparte ont bien fait leur métier pour la bourgeoisie. Qui sait s’il
n’en faudra pas aussi aux prolétaires ?
Ossipov parut s’effrayer de ce qu’il venait de dire. Sa main,
une main
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