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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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blanches penchées si bas sur la terre, pas
encore assez bas ; et toutes les femmes, toutes les filles, jusqu’aux
morveuses de huit ans avaient ensuite des maladies vénériennes. Une doctoresse
américaine parcourait méthodiquement ces bourgs horrifiés. Elle promettait des
médicaments et dressait des statistiques. Les médicaments n’arrivaient pas, les
statistiques étaient fausses. D’autres cavaleries impitoyables pourchassaient
les premières. Cent quatre bandes – mais pourquoi cent quatre ? eh !
peu importe – trente armées qui n’étaient que des bandes plus fortes et plus
régulières, deux grandes armées, celle de Sibérie et celle du Sud, dirigées par
de vrais états-majors, pourvues de vraies artilleries, accompagnées de
journalistes et de mercantis authentiques, fonçaient sur la République aux
abois, cornant l’hallali dans tous leurs cors, sonnant la charge dans tous
leurs clairons ; deux moindres armées en embuscade s’apprêtaient à nous
sauter à la gorge. Les tanks arrivaient de Cherbourg, les fusils de Londres, les
grenades de Barmen, l’argent de l’univers. C’était la fin, la fin.
    … Cette ville tout au bord de ce pays cerné, cette ville en
proie à la faim, tout au bord de la fin avec son insouciance de vivante ! Les
jours se ressemblent en quelque chose pour tous les vivants ; les jours
les plus chargés de gloire ou de mort (ça se verra plus tard, ou pas, car ce
sont encore des idées de vivants) sont pareils à d’autres ; et pourvu qu’on
ait la soupe aux choux aigre, pourvu que le ciel soit doux, qu’un tram passe
tout de même. Tiens, ils marchent aujourd’hui ! pourvu qu’on soit de bonne
humeur, c’est la vie coutumière. « Fort heureusement, philosophait mon ami
Koukine, l’homme n’a pas d’antennes pour percevoir la souffrance de son prochain. »
Ce paisible joueur d’harmonica était à sa manière un citoyen utile ; le premier
dans son quartier, au centre de la ville, l’idée lui était venue d’élever en
chambre des lapins et des poules ; il vendait pas cher poussins et
lapereaux nés dans un grand salon parqueté où des amours se suspendaient aux
corniches. Fort heureusement, le hurlement fauve des villes mises à sac ne s’entendait
pas plus que le petit bruit insignifiant des crânes fracassés en série à coups
de crosse ou de maillets, par économie des munitions, après les victoires de l’ennemi
et les nôtres. « Si l’espèce humaine, disait encore Koukine, pouvait
acquérir pour cinq minutes une sensibilité collective, elle guérirait ou
crèverait aussitôt. » De Koukine, je n’ai jamais su si c’était un imbécile,
un toqué ou beaucoup mieux. Leçons d’harmonica de deux à six, prix réduits
aux militaires et aux ouvriers. Cette annonce l’aidait à vivre. « J’ai
toujours été socialiste, affirmait-il, car le socialisme promet à la musique un
immense avenir. Et l’harmonica… » C’est lui qui m’annonça l’événement du
12 qu’il connut vingt-quatre heures avant les cadres du parti et trois jours
avant que les journaux l’eussent avoué.
    Les complots se tramaient, se dénouaient, toiles d’araignée
démolies à coups de hache, et se rebâtissaient irrésistiblement. Les comités
siégeaient. Au nom du salut public, des comités qui ne voulaient plus de la
dictature des comités, coalisés à d’autres qui voulaient la leur propre, firent
sauter un grand comité en pleine délibération. Nos vieilles armes, le fulminate,
la valeur des lanceurs de bombes, la foi des magnicides, se retournaient
absurdement contre nous. Des comités frères des comités fratricides les
désavouèrent. Ce deuil passa sous des bannières rouges. Le typhus intestinal
était pire. Que mangeait-on ?
    – Dites-moi – Koukine hochait la tête – comment vit la 4 e catégorie avec ses vingt-cinq grammes de pain noir par jour ? Si ce n’était
pas antisocialiste, j’établirais une lapinière philanthropique pour nourrir les
derniers capitalistes rescapés…
    Soixante-sept espions, contre-révolutionnaires, agents de l’étranger,
ex-princes, ex-financiers, ex-officiers supérieurs, professeurs monarchistes, tenanciers
de tripots, aventuriers malchanceux, furent passés par les armes à la suite de
l’attentat anarchiste. Cela faisait deux colonnes entières corps huit dans les
journaux guère lisibles placardés sur les murs. Le front sud allait mal. Soixante-sept ?
Le prix du sang d’une

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