Ville conquise
précieux Kaas révéla qu’il connaissait de longue date la liaison
d’un membre de la Commission avec une jeune femme de bonne bourgeoisie et
méditait d’en tirer un jour parti.
Le fleuve terne roulait ses masses glauques vers la mer. La
pluie s’acharnait sur la ville, sous un ciel blanc sale. Les eaux ruisselaient
dans les champs pauvres, les landes au bord de la mer, les bois de sapins et de
bouleaux dénudés. Par les terres fangeuses et les routes informes, des
ruisseaux d’hommes gris fuyaient vers la ville, poursuivis par des colonnes
ivres d’une victoire inespérée. Le nouveau président de la Commission
extraordinaire reçut à trois heures les dernières dépêches du front. La
situation devenait désespérée. On frappa. Ce devait être Arkadi. C’était lui.
– Quelles nouvelles ? demanda-t-il en voyant sur
la table les rubans bleus des télégrammes.
– Mauvaises, dit Ossipov sans lever la tête.
Arkadi haussa les épaules. Des troupes fraîches ou la ville
est perdue. Mais pourquoi se dérobait le visage d’Ossipov ? Arkadi
attendit. Jamais il n’avait peur. À voir pourtant se redresser enfin le front
blanc d’Ossipov ; et ce visage effacé, épouvantablement triste, le
pressentiment confus d’un grand malheur naquit en lui.
– Qu’as-tu fait, vieux frère ? dit enfin
sourdement Ossipov.
Les mots s’arrachaient à lui comme se décollent des flancs d’une
tranchée ruinée par la pluie des blocs de terre argileuse.
– Quoi ?
Ossipov se leva, désespéré.
– Quoi ? Quoi ? Connais-tu Olga Orestovna
Azine ?
– Oui.
– As-tu fait en février libérer son frère ?
Ils allèrent tout de suite au fond des choses et ce fond
était d’une profondeur d’abîme.
– Eh bien ! dit Ossipov, il faut que je t’arrête.
– Tu ne doutes pas de moi, j’espère ?
– Je ne doute pas de toi, mais qu’y puis-je ?
Ossipov ajouta presque bas, comme pour s’excuser :
– Le mandat d’arrêt est contresigné de Térentiev.
Lui ou un autre… Un silence blafard agrandit la pièce. Le
tic-tac de la pendule – Amour et Psyché – usa les secondes vidées de tout
contenu. Arkadi regarda dans la fenêtre la pluie fine rayer de ses fils rompus
et pourtant infinis une inoubliable façade jaune. Et, parlant ainsi qu’en rêve,
il dit à haute voix une chose idiote :
– Sale temps. Faudrait faire repeindre cette façade en
bleu.
– Qu’as-tu fait, mon pauvre vieux, qu’as-tu fait !
murmura encore, peut-être tout haut, peut-être à part lui, Ossipov.
Ils se serrèrent la main.
Chapitre seizième.
C’est une chose admirable et inexplicable que la
transmission des mauvaises nouvelles dans une prison, dans les villes assiégées,
dans les pays à censure. En temps de guerre civile, les habitants discernent
dans l’atmosphère coutumière d’une ville les signes indéfinissables de sa perte.
Les autorités du moment ont beau faire afficher que la situation s’améliore, l’habitant
se doute bien que l’évacuation commencera demain ; il devine que les
premiers cavaliers de la nouvelle terreur se montreront après-demain dans le
silence fulgurant des rues désertes ; des gens iront avec des fleurs
au-devant des clairons ; les maisons seront fouillées ; des suspects,
du sang à la commissure des lèvres, s’éloigneront d’un pas automatique entre de
bizarres fantassins coiffés d’énormes bonnets noirs en peaux de mouton… etc. Les
gens de Kiev ont connu onze occupations. Les gens d’ici vont, flairant leur
angoisse ou leur attente. Car notre angoisse est faite de l’espoir des autres ;
notre espoir tisse leur angoisse. Ville à la dérive. Des journaux étrangers, entrés
en contrebande, que l’on se passe de la main à la main dans le plus grand
secret – il y va de la vie – disent, dépêche de Stockholm, que cette ville
est prise. Autre dépêche rectificative « de notre correspondant spécial :
l’Armée nationale compte faire son entrée dans les trois jours », vous
avez bien lu, madame ! Les cordonniers rentreront dans leurs échoppes, les
banques vont rouvrir, Dieu soit loué ! Les Blancs occupent les anciennes
résidences impériales, à trente kilomètres. Ils ont des tanks… Le prix du pain
triple au marché clandestin encombré par deux mille personnes. Que valent les
assignats d’une révolution qui va recevoir le coup de grâce ?
Heure d’agir, plus de recul possible. Un vieil archiviste
bouffi,
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